En ce temps où Beyrouth, la ville emblème épique du poème, est assaillie par une inconsolable douleur, surgit le souvenir de Khalil Hawi dont les seules attaches étaient la liberté et le désir de dignité jusqu’à la mort à laquelle il s’est adonné rebelle.
Ses amples vers, de haute lignée, qui peignent la rivière serpentine de cendres, les nuits pétrifiées, les souffles du vent et la compassion de la flûte, scrutent le très sûr cauchemar et les incertaines prières des pluies pour la terre inassouvie. Les cœurs éplorés sont enclins, face à l’épreuve de la peine infinie, de demander aux larmes de ne pas lésiner sur leurs dons pour tisser l’élégie de leur cité aujourd’hui teintée de blessures jusque dans la rosée.
Beyrouth est une constellation d’échos et d’icônes, de discordes et de concordes, d’accents de joie et de lueurs de mélancolie, d’épiphanies et de rendez-vous impromptus, de vives paroles et de nostalgies, de lassitudes et de regrets, de songes inlassables et de l’étreinte insatiable de la mort, de linges craquelant à l’ombre des tentes de futurs martyrs.
Beyrouth est un sésame de lieux chers aux fantômes et aux nuits maussades, semés de signes et de cercles de débats sur la prosodie et la raison critique, fardés de chagrins ou parsemés de stèles, d’espérances tenaces, des légendaires chants plaintifs du Levant ou d’embrasements devant les vagues de l’antique mer.
Pareille à un feuillage où le vent va et vient indécis, Beyrouth est gracile mais indocile ; elle est belle de sa liberté et de son désastre, de ses foudres et de ses arcs-en-ciel.
Nul n’incarne mieux que la voix de Fayrouz l’union des hémistiches de Al-Andaluz et El-Cham. Ses matinales en l’honneur du soleil ou des vertes plaines comme ses strophes ornées ou ses odes d’après le crépuscule, chues dans la mémoire grâce à la radio, célèbrent les éclosions de chaque jour et les lumières tendues autant que l’ivresse de la soif et l’amour tutélaire.
Dans les pulsations de Cordoue, de Grenade ou de Séville dont le second nom était Hims, le chantre de la passion Beyrouth, retrempe des moments restés suspendus dans des flammes acérées.
« Cham, tes gens sont mes amis, notre rencontre est au déclin de l’été/ à l’enseigne du vin pressé ». La cantatrice hisse à travers cette invite la promesse au rang de ferment de l’unisson qui, par ses délices et amertumes, donne corps à l’imploration toujours récurrente, « viens à moi » où s’entrelacent possession et dévouement dans un même frisson.
La grande virtuose honore la sentence « pour aimer un pays, il faut y rencontrer une femme », grâce à des variations cristallines, en chantant la beauté de Zahlé et celle de sa riveraine dont les tresses noires résument la vie de son aimé en une nuit.
Et quand elle célèbre Jaffa, sur un mode grave, elle émeut par l’invocation du rude l’exil ressenti dans la tendre enfance, des vaisseaux sous la procession des nuages et de l’appel bleu du retour.
Rime à rime, la poésie pleure aujourd’hui les riches heures et les éclats dérobés de la ville à la mille et un métaphores où les sensations du verbe sont en complicité galante avec les oxymores.
L’égérie est fenêtre sur mer, brise des monts, coup de poignard dans la paume de la main, demeure natale du cœur, station d’arrivée, splendeur vive, pomme ou étincelle, rose miraculée d’un amoureux venu des rives de la Seine, boucle à l’oreille de la lune, et bien sûr, femme aimée, femme captive, femme infidèle, femme qui éconduit les courtisans perfides qui font vœu de lui plaire.
L’art de vivre de Beyrouth est de mener son existence comme une quête, douce et épineuse, du sens et de l’étonnement de la parole sensuelle.
Sa table du temps semble marquée du sceau de l’ode de Ibn Al-Khatîb : « Dans des nuits qui taisent les secrets de la passion/Bien que scintille l’astre de ton visage/L’étoile de la coupe chancelle et choit droite heureuse de son sillage/Tout est à son comble mais ce bel unisson reste de passage ».
Par Rédouane Taouil, Ancien des écoles primaire et secondaire publiques du Maroc.