Le nouveau « temps mondial » issu de la propagation de la pandémie de la COVID-19 va, à notre sens, sans l’ombre d’un doute conduire les spécialistes à revoir les fondements de la théorie des relations civilo-militaires en vue de mettre au point une nouvelle approche en termes de l’articulation du pouvoir civil et du rôle des militaires, a fortiori dans un environnement imprévisible et en constante mutation.
Le présent article convie les politologues à décoder l’actualité et l’avenir du rapport politico-militaire à l’épreuve de l’état d’urgence dû au coronavirus et à la lumière de la campagne de vaccination généralisée.
Son ambition, a minima, est, de prime abord, de rendre compte des soubassements théoriques qui sous-entendent les relations entre le militaire et les autorités politiques, et ce, dans l’optique de proposer le modèle/concept le plus analytiquement adéquat au regard de ce nouveau contexte.
En ce sens, la pandémie pourrait mieux servir de toile de fond propice pour jauger de la relationalité profonde avec laquelle les acteurs politiques et le corps militaire se sont composés et continuent sans cesse de le faire.
Ensuite, l’article met en exergue deux cas de figure, en l’occurrence le Maroc et le Canada. Chaque État est ensuite analysé par la lorgnette des « acteurs pivots » affectés par la quête de faire respecter les mesures de confinement, lesquels ont contribué à la lutte contre la pandémie par divers moyens.
Cette réflexion tant rétrospective que prospective révèle les répercussions différenciées sur la balance du pouvoir entre le militaire et le politique en regard de conflit, de négociation et de coopération, et ce, dans un contexte inhabituel, voire hors contrôle.
À notre sens, ces constats pointent vers l’impératif d’une solide créativité institutionnelle, voire constitutionnelle afin d’endiguer une implication militaire potentiel accrue dans l’économie et les affaires intérieures sous prétexte des diktats de l’état d’urgence.
Objectivation méthodologique
Sur le plan méthodologique, apporter un éclairage lucide sur l’objet d’analyse en question est plus complexe qu’il n’y apparaît, si bien que le recours à une grille interprétative pourrait conduire une analyse profonde, car sans bagage conceptuel, le chercheur est soumis à un « fouillis sensible » ou au « chaos de la réalité », pour reprendre l’expression kantienne.
Ceci étant, la mobilisation d’une batterie de concepts en cette matière, tels que la professionnalisation issue des travaux de Samuel Huntington, le modèle d’Albert Legault : les relations civilo-militaires de type libéral (RCML), the shared responsibility est très utile dans l’optique de décrypter une réalité étant à la jonction du politique et du militaire.
Mais, dans cette perspective, qui est ici la nôtre, l’accent sera porté sur l’impact de la Covid-19 sur les dynamiques pouvant, à terme, façonner les arrangements structurels qui sous-tendent l’entrelacs complexe des rapports civilo-militaires. Une telle démarche intellectuelle révèle, au-delà de l’immédiateté de cette crise sanitaire, les dynamiques à l’œuvre dans les rapports entre ces deux acteurs.
Tout d’objet d’analyse que nous observons à des propriétés qui dépendent à la fois des éléments qui le constituent (l’approche réductionniste) et l’ensemble du système organisé dont il fait partie (l’approche holistique).
En l’occurrence, il est très utile de prendre conscience que, pour expliquer le déploiement accru de l’armée dans une série de missions, autrefois considérées comme non traditionnelles, nous avons besoin de connaître ses éléments constitutifs aussi bien que la façon dont les éléments sont réunis dans l’ensemble finalisé. Pour répondre à ces exigences méthodologiques, deux voies s’offrent à nous, soit la voie réductionniste (ce que l’on appelle dans certains ouvrages de base « l’individualisme méthodologique ») et la voie holistique.
Dans la même veine, les approches réductionnistes et holistiques sont tous deux significatives, même si elles sont souvent perçues en termes de conflit par les tenants des approches qualitatives et quantitatives. Somme toute, on ne peut certes dire que ces deux voies sont mutuellement exclusives; elles sont complémentaires.
Cela dit, nous allons décortiquer l’intervention de l’armée afin d’en dégager le sens et la portée en regard de quelques approches théoriques.
Les théories des rapports civilo-militaires au prisme des textes fondateurs
Les rapports civilo-militaires constituent un domaine de recherche qui a alimenté de très nombreux travaux et une réflexion théorique riche et plurielle. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs schémas explicatifs ont été avancés pour élaborer les paramètres conceptuels de ce qu’on appelle communément le rapport civilo-militaire.
D’entrée de jeu, il n’est pas anodin de rappeler que pour analyser un tel rapport, rien ne vaut un processus historique éclairé par les travaux des pères fondateurs de cette « jeune discipline ». Samuel Huntington, Samuel E. Finer et Morris Janowitz, pour ne citer que quelques auteurs majeurs.
De fait, l’ouvrage de Samuel Huntington The Soldier and the State constitue un jalon dans l’histoire de l’étude de ce champ d’études. Edward M. Coffman a écrit que « [u]ne personne sérieusement intéressée par l’histoire militaire américaine doit se réconcilier avec The Soldier and the State de Samuel P. Huntington ».
Samuel Huntington, dans son classique intitulé The Soldier and the State, a jeté les bases de la théorie du contrôle civil objectif, selon laquelle le moyen optimal d’affirmer le contrôle sur les forces armées est de les professionnaliser.
En d’autres termes, la thèse de Samuel Huntington est fondée sur une prémisse mettant en place la responsabilité ultime de la prise de décision stratégique d’un État entre les mains des dirigeants politiques civils, plutôt que des officiers militaires professionnels.
Cela implique une subordination totale du pouvoir militaire au pouvoir civil. Dans cette optique (imprégnée da la tradition classique de Max Weber), plus cette subordination est élevée, plus le corps des officiers fait preuve de professionnalisation.
Dans la même veine, Samuel E. Finer The Man on Horseback[1] souligne qu’un gouvernement pourrait être un moyen suffisamment efficace pour contrôler la relation civilo-miliaire, en veillant à ce que le besoin d’intervention des forces armées dans la société soit minime.
Au moment de la publication originale de l’ouvrage, ce n’était en aucun cas une position universellement acceptée, et ce, en raison du contexte de Guerre froide après la Seconde Guerre mondiale. Dans le même ordre d’idées, certains auteurs considéraient l’armée comme une menace légitime pour une société libre.
Il n’en reste pas moins que l’environnement inhabituel d’aujourd’hui de la pandémie est un moment approprié pour passer au crible l’argument classique de Finer. En ce sens, le travail de Samuel Finer, The Man on Horseback constitue une contribution originale en la matière. En effet, il reprend les prémisses de la professionnalisation et de la subordination comme critères démocratiques des relations civilo-militaires.
Morris Janowitz dans son ouvrage The Professional Soldier suppose que, dans un État démocratique, le rôle du corps militaire se limite à prodiguer des conseils et d’exécuter les décisions prises par les politiciens.
De la sorte, Janowitz a réapproprié le modèle de Samuel Huntington. Outre le débat théorique, dans le sillage de la pandémie, il n’est pas moins vrai que l’étude du rapport civilo-militaire est sortie du champ scientifique pour occuper le devant de la scène médiatique, d’où la pertinence sociale du présent article.
Ainsi, importe-t-il de rappeler que très peu d’articles ont abordé cet aspect de la pandémie. L’objectif donc de cet article est de contribuer à combler cette lacune analytique.
Force est de rappeler que les modèles acquis à la doxa huntingtonienne font preuve d’une portée heuristique indubitablement incontestable, mais en cas d’urgence et dans un monde lourdement menacé, dans ce cas-ci la pandémie de la Covid-19, de tels modèles ont démontré leur insuffisance analytique et, par ricochet, cela remet en question la démarcation étanche entre le militaire et le politique.
Toujours est-il que le concept « the shared responsibility » constitue, à notre sens, le schéma explicatif le plus propice qui pourrait à la limite rendre compte de la nature de l’implication de la pandémie sur les relations entre le militaire et les autorités civiles, en l’occurrence une coopération palpable, voire sans réserve.
En bref, il convient de noter que, primo, les répercussions de la pandémie renforcent la théorie de la responsabilité partagée et, secundo, les relations civilo-militaires sont essentiellement assujetties à la nature des menaces internes ou externes.
Le Canada, comme le Maroc, ont déployé leurs forces armées pour soutenir les autorités civiles en vue d’endiguer la propagation de la pandémie. Chacun des deux pays a mobilisé, dans un esprit de collaboration, leurs ressources militaires.
Autant les Forces armées canadiennes (FAC) que les Forces armées royales marocaines (FAR) étaient prêtes à intervenir en tout temps et en tout lieu à la demande de leur gouvernement respectif en vue de protéger leur population et d’atténuer les répercussions de la pandémie. Sur le terrain, le constat est sans appel : les autorités civiles et militaires des deux pays ont grandement coopéré afin de battre « l’ennemi invisible ».
À cet égard, nous n’avons dressé aucun constat de conflit entre l’armée et l’élite politique, à moins qu’une relation conflictuelle s’est générée dans les coulisses. D’ailleurs, la coopération entre ces deux acteurs constitue une tendance mondiale que j’ai baptisée : la dialectique coopération/urgence.
Dans la même perspective, disposant de capacités que peu d’organismes civiles possèdent, les forces armées peuvent être utiles dans des situations d’urgence. En effet, l’expérience de l’armée marocaine est digne d’attention, pour comprendre la soi-disant « urgence sanitaire » qui s’est manifestée par la fermeture de l’espace aérien, l’imposition de l’état d’urgence avec la force de l’ordre, la restriction de la circulation des personnes, etc.
S’agissant de l’expérience canadienne, les Forces armées canadienne (FAC) ont répondu aux demandes d’aide locales liées à la pandémie en apportant un soutien dans les établissements de soins de longue durée, en déployant les Rangers canadiens dans les collectivités du Nord et en fournissant un soutien logistique, et les exemples ne manquent pas en ce sens.
Conclusion
En guise de conclusion, la réponse à la pandémie, souvent appelée « la guerre contre la COVID-19 », et la mobilisation des forces armées dans le monde entier soulèvent des questions en ce qui a trait aux rôles que le militaire peut et « doit » jouer pendant les pandémies.
Aussi, faut-il rappeler que l’intervention des forces armées pendant la crise de la COVID-19 dépend largement de l’état de préparation et des capacités des instances civiles et militaires, ainsi que la nature des relations civilo-militaires.
En outre, la perception de l’armée à l’égard de leur « mission traditionnelle » joue un rôle important. De fait, les forces armées perçoivent les opérations militaires autres que la guerre, y compris les réponses aux crises de santé publique, comme une fonction supplémentaire qui épuise leurs ressources et, ultimement, nuit aux missions essentielles.
Par Moulay Omar Mharzi, un Enseignant au CEPEO et Doctorant en science politique à l’université d’Ottawa au Canada. Ses recherches portent principalement sur les enjeux migratoires ainsi que sur la participation politique. Il s’intéresse au régime politique canadien.
[1] S. Finer, The Man on Horseback: The Role of the Military in Politics, Oxford (R.-U.), Pall Mall Press, 1962