Au lendemain de la crise de 2008, pour analyser les comptes d’AIG, le plus gros groupe d’assurances au monde, le secrétaire américain au Trésor et à la réserve fédérale requiert les services de Blackrock[1].
Il s’agit d’un puissant fonds de placement d’actifs qui pèse 16.000 milliards de dollars et qui dispose du logiciel Aladdin, une intelligence artificielle qui a permis au géant financier, et à sa tête son fondateur Larry Fink, de développer ses placements à travers toute la planète, de devenir actionnaire dans des milliers d’entreprises et surtout de siéger dans leurs conseils d’administration.
Le secrétaire au Trésor, Timothy Geithner, a besoin d’Aladdin pour identifier les titres toxiques d’AIG, puis de CITI Groupe, puis d’autres. Sans procéder à des appel d’offres, dans l’urgence, et surtout parce que seul Aladdin est capable de faire le boulot, c’est Blackrock qui bénéficie des contrats, c’est sur la base de ses rendus que sont déterminés les volumes des créances douteuses détenues par les groupes qu’il faut sauver, les fameux « too big to fail », et c’est sur la base desdits rendus que sont fixés les montants en milliards de dollars d’aides publiques qui leur sont alloués.
Le fonds d’investissement Blackrock, sur sollicitation du gouvernement américain qui se découvre démuni et impuissant, a donc un accès privilégié par rapport à ses concurrents aux informations les plus fines des plus grosses compagnies.
C’est ainsi que fonctionne le monde, l’économie, la finance, la politique. Même aux USA, ou bien puisque ce sont les USA, les autorités publiques montrent des signes d’impuissance face à la complexité des systèmes auxquels elles ont donné vie et qu’elles ne savent plus réguler. Alors « on danse » comme dirait STROMAE. Le public s’allie au privé pour ne pas perdre pied, parce que celui-ci connaît la danse.
Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie en 2001, « souligne que les mesures préconisées par le consensus de Washington (libéralisation des échanges, stabilité macroéconomique, prix de concurrence) sont certes importantes pour le développement, mais clairement insuffisantes et qu’elles vont parfois dans la mauvaise direction. Un bon fonctionnement des marchés demande plus qu’une inflation faible, il nécessite une régulation financière saine, une politique de la concurrence et des politiques facilitant le transfert de technologie et encourageant la transparence »[2].
Ce n’est cependant pas le « consensus stiglitzien »[3] qui a prévalu depuis la fin des années 1980 et les Etats «autrement consensuels »[4] ont continué à consentir de plus en plus de pouvoir aux forces libres du marché (ou aux libertés féroces du marché), jusqu’à découvrir violemment leur impuissance les jours de crise comme celui de 2008.
Au Maroc, 2012, le premier exercice budgétaire sous un gouvernement présidé par le PJD, parti gagnant des législatives de 2011, se clôt sur un déficit de 7%, dû essentiellement au prix du pétrole et aux charges de compensation. Nous ne pourrons pas nous appesantir ici sur tous les maux des finances publiques de l’époque. Faisons juste un rappel contextuel sur le problème des charges de compensation[5].
C’est au moins à l’année 2007 que remonte le projet consistant à abandonner la compensation des denrées essentielles au bénéfice de toute la population, riches comme démunis, ménages comme industriels ou autres professionnels, au profit d’un système plus efficient fondé sur le ciblage des catégories réellement dans le besoin des aides publiques.
Les charges de compensation étant devenues insoutenables, l’une des premières décisions impopulaires qu’a dû prendre le gouvernement pour assainir les finances publiques, dès 2013, fût l’adoption du système d’indexation des prix des produits pétroliers. Rappelons qu’un système d’indexation moins favorable aux citoyens avait prévalu entre 1995 et 2000, entre autres mesures visant à éviter « la crise cardiaque »[6] annoncée en 1995 par feu Sa Majesté le Roi Hassan II.
Les décisions impopulaires se succèderont durant le mandat du gouvernement Benkirane. Autant de raisons pour beaucoup de citoyens de se réjouir de la débâcle du PJD durant les élections du 8 septembre 2021. D’autres pourraient tout aussi légitimement penser que les décisions impopulaires étaient nécessaires et qu’elles ont permis au pays de passer un cap difficile politiquement (Printemps arabe) et économiquement. Ils diraient que L’USFP a payé le prix lorsqu’il a bien voulu jouer au réanimateur et que le PJD vient de payer celui du bouclier qu’il accepta d’être en 2012.
Un Gouvernement a-t-il le choix lorsque l’Etat est acculé ? Le débat n’est pas simple à trancher. Il est complexe. Les arguments objectifs ne sont pas audibles de l’ensemble de l’électorat qui demeure largement sensible aux messages qui savent atteindre sa subjectivité et façonner sa perception. Les élections sont surtout affaire de communication[7].
Le système des aides publiques ciblées n’a pas encore vu le jour en 2021 et les maux de la gestion et des finances publiques ne sont pas tous assainis. Mais le gouvernement issu des élections du 8 septembre, à cause de la crise économique consécutive à la crise sanitaire, hérite d’une situation qui aurait été pire que celle de 2012 s’il n’y avait eu les décisions impopulaires des dix dernières années.
Par ailleurs, le RNI et ses alliés prennent la barre à un moment relativement propice de l’histoire du pays, en raison des conditions diplomatiques qui sont favorables à la consécration de l’enracinement africain du Maroc et à la mise en valeur de sa position de partenaire africain stratégique. Le pays a besoin de rassembler sa puissance politique et sa puissance économique pour faire face à la complexité du monde et à la violence des guerres économiques mondiales qui se déploient entre les puissances rivales.
Depuis le début des années 1990, une question récurrente a souvent alimenté les débats politiques : Est-ce légitime de faire recours à des gouvernements technocrates pour augmenter l’efficacité des politiques publiques ? La réponse qui se profile en 2021 est bien décalée de tout ce que nous avons pu entendre ou lire comme arguments et comme réponses : Les hommes du moment sont ceux qui comprennent le monde des affaires, de l’industrie, du business, de la banque et de la finance !
Alliance entre le politique et l’économique, c’est ainsi que va le monde d’aujourd’hui, des USA à la Chine, en passant par l’Europe, la Russie ou la Turquie. Mais faut-il pour autant se passer de tout idéal et ne point défendre une idéologie ? Une élite économique pourra-t-elle jamais incarner des idéaux politiques ? Des partis politiques sans idéologie bien définie pourront-ils jouer leur rôle de socialisation politique et de renouvellement des élites ? Un Etat, un pays, une société peuvent-ils se développer en l’absence d’un débat politique aux termes bien posés, sans un projet de société qui concilie les aspirations divergentes et fédère les forces ?
Le Maroc est un pays dans lequel l’histoire a façonné une configuration particulièrement favorable à la stabilité et au dialogue[8], grâce à l’institution de « Imarat Al Mouminines » ; un parti islamiste n’y a nullement sa place. La tradition musulmane n’a pas besoin d’un parti politique qui la défende puisqu’aucun autre ne la combat.
La conciliation entre les valeurs de la modernité et celles de la tradition musulmane est une question dont la complexité dépasse de loin la compétition politique autour du pouvoir. Dans une société comme la marocaine, les valeurs religieuses doivent demeurer une revendication[9] des individus, par le comportement externe envers ALLAH et envers les hommes, ainsi que dans leur conscience, en éprouvant la pureté et la sincérité de leurs intentions.
Lorsque ladite revendication est usurpée par un parti politique, Il est alors facile pour l’adversaire de saper tout un système de valeurs en tant que simple projet politique. Le PJD ne devrait pas durer trop longtemps dans la vie politique marocaine. La réjouissance serait entière s’il venait à imploser définitivement !
Alliance entre le politique et l’économique, c’est ainsi que va le monde d’aujourd’hui, des USA à la Chine, en passant par l’Europe, la Russie ou la Turquie. Mais sied-il de négliger ou d’ignorer les risques inhérents à la confusion des genres et de collision[10] entre les intérêts privés et l’intérêt général ?
Il faudra absolument veiller à l’émergence d’une opposition politique forte par son idéologie et vigoureuse dans son action au sein du Parlement. La composition de l’opposition future, de ce point de vue, est tout aussi importante que celle du futur gouvernement. Il faudra parallèlement que les institutions de contrôle et de régulation donnent des signaux forts, notamment en élucidant définitivement les anciennes affaires[11] et en montrant davantage de célérité à l’occasion des futures.
Par Mohammed Mesmoudi
Docteur en droit et chercheur en politiques publiques
[1] « L’argent gouverne-t-il le monde ? », Documentaire, arte, 2019 (https://youtu.be/zpZk3BhAs_w)
[2] Du « Consensus de Washington » au « consensus stiglitzien », Gilbert Abraham-Froiset Brigitte Desaigues, Dalloz| « Revue d’économie politique », 2003/1 Vol. 113 | pages 1 à 13
[3] IDEM
[4] Les Etats qui appliquent les mesures préconisées par le consensus de Washington, c’est-à-dire les pays occidentaux et les autres qui sont obligés de suivre le mouvement de libéralisation sous l’instigation des organismes financiers internationaux, des bailleurs de fonds et des agences de notation.
[5] Le problème des charges de compensation est détaillé pour illustrer le poids des difficultés dont a hérité le gouvernement issu des élections de 2011. Nous pourrions multiplier les exemples avec beaucoup d’autres politiques et décisions comme le régime des retraites, le recrutement forcé des jeunes diplômés en 2011 et des enseignants contractuels en 2016 alors même que la charge salariale plombe le budget de l’Etat, la libéralisation du dirham, certaines décisions à caractère fiscal etc.
[6] Lors de la session d’ouverture du Parlement en 1995, feu Sa Majesté le Roi Hassan II prononça cette phrase accablante : « Le Maroc est au bord de la crise cardiaque ».
[7] Le RNI a dépensé 270.000 dollars en sponsoring de ses publications sur Facebook et Instagram durant les six mois précédant les élections. Il est premier du TOP 5 dans lequel se trouvent Le PI, le PPS, le PAM, et l’USFP. Source : Radio Chada FM.
[8] « Il est également suggéré de mettre en place des espaces de débat socio-théologique, en tant que cadre apaisé et serein permettant de faire avancer le débat sur les questions sociétales, telles que l’interruption volontaire de grossesse (IGV), le statut social des femmes célibataires, le mariage des mineures, et la tutelle des enfants, et ce avec la participation des représentants des instances religieuses, des acteurs concernés de la société civile et des experts ». Rapport sur le nouveau modèle de développement, p. 121.
[9] « Puisque la justification la plus profonde de l’Islam est le bien qu’il apporte à l’homme, les musulmans doivent maintenir leur effort missionnaire, non plus par la guerre, mais par l’exemple, la persuasion intime, la controverse érudite irréfutable. Le devoir de chaque musulman est de témoigner, de rendre compte de la vérité. Ce devoir repose sur un parallélisme espéré entre la maîtrise de la parole et l’intention du coeur ».
Jean Paul Charnay : l’Islam et la guerre, de la guerre juste à la révolution sainte.
[10] « C’est un «hasard de calendrier» qui soulève bien des interrogations et renforce le flou autour de certains aspects du méga deal conclu par le groupe Saham la semaine dernière.
L’opération, qui est considérée comme la plus grosse transaction financière au Maroc depuis plusieurs années, bénéficie d’une mesure spécifique qui vient à peine d’être introduite par la Loi de finances 2018, élaborée sous l’égide du ministre RNIste des Finances, Mohamed Boussaid ». Le360, le 15/03/2018.
[11] EcoActu du 17 mai 2021 : « Hydrocarbures : 3 ans après, A. Akhannouch remet en cause le rapport de la commission parlementaire ».