« Tout être humain, tout être charnel est sujet de droit, non en vertu d’une sorte de grâce, de consécration accordée par l’Etat ou un autre pouvoir, mais de sa naissance même… Le droit est le corollaire de l’incarnation. Les principes de liberté et d’égalité se fondent sur l’être juridique parce que physique[1] ».
L’être humain est un être charnel. Cette qualité physique et le droit qui s’y réfère établissent de la sorte un lien « sacré » entre eux. L’incarnation quant à elle, donne des droits et impose des droits aux tiers. Ainsi, tout être humain doit avoir la maîtrise exclusive de son corps, chose qui lui donne des droits sur son corps et qui en même temps, impose aux autres le respect du corps d’autrui. Il en résulte par conséquence, le droit de disposer de son corps d’une part, et d’autre part, le respect de l’intégrité physique des humains. Par ailleurs, ces droits sont les deux composantes de la liberté corporelle [2].
Lorsqu’on aborde la thématique « le droit de disposer de son corps », nous sommes dans le domaine de la liberté d’exercice de sa vie privée et particulièrement la liberté en matière sexuelle.
A ce niveau, le droit de disposer de son corps nous ramène au droit de procréer soit de manière naturelle ou avec une assistance médicale en cas du besoin. Et lorsqu’on parle de la liberté de procréation, nous avons deux volets, celui de la liberté de donner la vie, soit celui de refuser de la donner.
Pour ce qui est de la liberté consciente de procréer, il est à préciser que toute personne bénéficie du droit à la vie, comme indiqué dans toutes les Conventions et Déclarations internationales des droits de l’Homme, ainsi que dans les textes nationaux portant les lois fondamentales de la majorité des Etats, dont la Constitution marocaine, qui énonce clairement dans son article 20 que : « Le droit à la vie est le droit premier de tout être humain. La loi protège ce droit ». Ce droit à la vie se prolonge in fine dans le droit de donner de la vie, qui constitue un acte conscient et voulu et non pas un événement subi et non désiré. A ce titre, il est utile de rappeler qu’en France, la loi de 1920 réprimait de manière très sévère la provocation à l’avortement et la propagande anticonceptionnelle. La contraception n’a été autorisée qu’avec la loi du 28 septembre 1967, modifiée par celle du 4 décembre 1974, par la législation de la vente en pharmacie sur prescription médicale de contraceptifs.
Au Maroc, la Contraception a été prise en considération depuis 1966 avec le lancement du Programme National de la Planification familiale, qui veillait à impliquer tous les partenaires grâce à une stratégie nationale d’information et d’éducation. Ceci dit, la Contraception ne concerne officiellement que les couples mariés, puisque l’acte sexuel, qui peut engendrer la procréation, n’est autorisé que pour les personnes mariées.
Pour ce qui est du droit de refuser la procréation c’est-à-dire l’interruption volontaire de grossesse (IVG), la pratique de l’avortement est pénalement réprimée, que ce soit pour la femme mariée ou non, et pour les personnes qui l’ont aidée à le faire, sauf dans certains cas et sous plusieurs conditions, comme lorsque la grossesse s’avère dangereuse pour la santé de la femme et peut porter atteinte à sa vie. Cette dérogation ne concerne que la femme mariée, puisqu’il est utile de le rappeler encore que le rapport sexuel n’est permis selon la loi marocaine que dans le cadre du mariage.
Les conséquences de cette restriction nous ramènent paradoxalement à la pratique de l’avortement clandestin d’une manière effarante et parfois dans des conditions horribles, que ce soit pour la femme mariée ou la femme non mariée. Ce deuxième cas est pire encore, car la femme non mariée, bien qu’elle soit majeure et consentante, est soumise aussi à l’interdiction de pratiquer des rapports sexuels en dehors du cadre du mariage, et elle est sanctionnée pénalement autant que l’homme pour ces rapports considérés comme illégitimes aux yeux de la loi marocaine.
Autre chose, lorsque la femme non mariée ne peut pratiquer l’avortement, il y a des retombées désastreuses, comme l’abandon de l’enfant, l’infanticide ou encore le décès dans les couches pour les femmes et les nouveau-nés lors des accouchements en dehors des lieux médicalisés, puisque les cliniques et les établissements de santé publiques demandent l’acte de mariage lors de l’accouchement. Pire encore, il y a la condamnation de toute la société et même le rejet de cette personne par sa propre famille, ou encore le crime d’honneur dans certaines pays du Moyen -orient au vue de certaines « valeurs morales » et sous couvert d’une lecture rigoriste des textes…
A ce titre nous nous posons la question de la place de la liberté corporelle et in fine celle du droit de disposer de son corps.
Il est à souligner que la problématique de l’IVG ne concerne pas que le Maroc ou les pays musulmans, mais presque tous les pays du monde, même ceux qui sont laïcs.
D’une part, la « valeur morale », quelque soit son origine idéologique, joue un frein devant la réglementation de l’IVG dans les règles du respect de la dignité humaine. Et d’autre part, le droit à la vie, ne concerne pas seulement la femme qui porte l’enfant, mais aussi et essentiellement cet enfant, qui a droit à la vie à partir du moment où le fœtus devient un être vivant, que personne n’a le droit d’éliminer d’une manière officielle ou clandestine.
Le cas de l’IVG en France nous interpelle à plus d’un titre, puisque dans ce pays, qui est pourtant laïc depuis 1905, il était strictement interdit de la pratiquer selon la loi du 27 mars 1923. La poursuite des avortements clandestins en France et la libéralisation de l’IVG dans d’autres pays européens plus tolérant pour cette pratique, comme les Pays-Bas, le Royaume-Uni, poussaient les Françaises à voyager en dehors de leur pays pour la pratiquer.
Après un rude combat entre traditionalistes et progressistes, ce n’est qu’en 1975 avec Simone Veil, à la tête du ministère de la santé que la loi française a autorisé l’IVG sous plusieurs conditions. Cette loi a été modifiée en 1979 et 1982 pour la prise en charge de l’IVG par la sécurité sociale et elle a été encore modifiée en 2004 pour prolonger le délai autorisant le recours à l’IVG.
Toutefois, le recours à l’IVG n’est ni fortuit, ni un jeu qu’on peut pratiquer à n’importe quel moment. Le délai légal d’avortement en France dépend de la méthode utilisée, l’IVG médicamenteuse est possible jusqu’à la fin de la cinquième semaine de grossesse, et l’IVG chirurgicale (par aspiration) est possible jusqu’à la fin de la douzième semaine de grossesse.
Pour résumer, l’IVG, reste une liberté de la femme sur son corps, seulement, cette liberté ne peut restreindre une autre liberté, qui est celle du respect de la vie, en l’occurrence, de celui ou de celle qu’elle porte à l’intérieur de son corps. Car, le respect de l’être humain et la non atteinte à sa dignité, se fait dès le commencement de la vie (d’où les délais légaux).
Après cette première partie relative au « droit de disposer de son corps » de point de vue des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, et la conception selon laquelle chaque société le perçoit, qui reste évolutive ma foi, le cas de la France et d’autre pays qui ont modifié leurs lois pour les conjuguer aux valeurs universelles des droits de l’Homme.
L’actualité nous rattrape et nous met devant une équation difficile, à savoir la dualité qui peut exister parfois entre le Droit et la Loi, ou encore l’opposition de l’Universalisme des Droits de l’Homme avec le Relativisme Culturel. A ce niveau, pour certains auteurs, les droits de l’Homme transcendent les pays, les nations et les cultures pour s’appliquer à l’ensemble des humains sans distinction de race, de couleur, de sexe, de religion, d’opinions politiques ou d’autres distinctions. Alors, que d’autres penseurs refusent cet universalisme, et théorisent que la culture nationale ne doit pas être laissée à la marge, surtout pour les droits de l’Homme, car ces droits sont pour eux, une invention européenne qui repose sur une philosophie purement individualiste, et qui s’inscrit dans une perception occidentale de l’Homme, qui veut s’imposer aux autres cultures.
Revenons à cette actualité qui remet le sujet de « la liberté corporelle » ou « le droit de disposer de son corps » sous les feux de la rampe :
Je ne connais pas H. R, peu m’importe sa profession, son appartenance familiale ou encore idéologique. Elle reste une citoyenne marocaine qui jouit à égalité avec l’homme, comme énoncés dans la Constitution marocaine dans son article 19, « (…) de ses droits et libertés à caractère civil, politique, économique, social, culturel et environnemental, ainsi que dans les conventions et pactes internationaux dûment ratifiés par le Maroc et ce, dans le respect des dispositions de la Constitution, des constantes du Royaume et de ses lois ». Elle jouit aussi des principes de « la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable … »comme stipulé dans l’article 23 de la Constitution. Toutefois, elle reste aussi soumise à La loi, qui est l’expression suprême de la volonté de la Nation comme indiqué dans l’article 6 de la Constitution.
Certes, le cas de cette jeune dame nous interpelle aujourd’hui pour plusieurs considérations et au vue de la résonnance médiatique qu’il produit.
Dans ce sens, la réflexion par rapport à ce sujet sort du cas particulier de la personne concernée, mais nous interroge surtout sur la manière avec laquelle la société marocaine du 21ème siècle perçoit cette liberté corporelle et ce droit de disposer de son corps ?
Par honnêteté intellectuelle, il faut dire les choses telles qu’elles sont. La société marocaine, qui donne des apparences de modernité et de liberté, reste une société profondément conservatrice. Il y a certes un schisme qui sépare les traditionalistes (conservateurs et fondamentalistes) avec les progressistes sur le modèle de vie désiré par les uns et par les autres au Maroc. Les premiers défendent bec et ongles certains principes de la morale et de la vertu, surtout à caractère religieux et condamnent le principe de la liberté corporelle. Alors, que les seconds appellent à l’adoption totale des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dans leur sens universel.
Au-delà de ces deux visions qui s’opposent, la société marocaine porte ses contradictions entre la pratique et le dire, entre l’égalité réelle et l’égalité de fait entre l’homme et la femme. Et surtout lorsqu’il s’agit de la femme. Malheureusement, il y a une distorsion dans la pensée profonde du Marocain par rapport au corps de la femme, même pour certains progressistes… A la limite, nous nous posons la question, si ce « droit de disposer de son corps » n’est-il pas destiné seulement aux hommes, et la femme ne représente qu’un « objet » dans cette équation ?
Hélas, le corps de la femme dont elle ne peut disposer au vue de la loi que dans le cadre du mariage, et encore, est à la fois désiré et honni par « Si Sayed », qui veut s’en accaparer, qui veut le dominer, qui veut en disposer à sa guise, mais qui sera le premier à lui jeter les pierres au cas où la société la condamne comme pécheresse.
La liberté corporelle et le droit de disposer de son corps, sont « masculins » dans notre pensée. Aujourd’hui, les libertés physiques dont celle de disposer de son corps, sont indissociables des libertés fondamentales dans leur sens propre et universelles. Soit nous allons adhérer aux principes des droits de l’homme et des libertés, soit nous resterons à colmater les brèches avec des bribes de liberté.
Il faut certes militer pour instaurer des lois qui garantissent les libertés publiques pour avoir un modèle qui pratique effectivement la reconnaissance, la mise en œuvre et le respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Mais, il faut surtout militer pour changer les mentalités pour un Maroc pluriel qui porte la parité homme-femme dans son « corps ».
Par Ali Lahrichi
Docteur en droit public
[1] Sciences de la vie, De l’éthique au droit, Etude du Conseil d’Etat, Documentation française, 1988, p. 15.
[2] Henri Oberddorff, DROITS DE L’HOMME ET LIBETES FONDAMENTALES, Paris, LGDJ, 2008, 474 p., p.345.