« Vous pouvez tout à avoir, mais vous ne pouvez pas tout faire »
Inconnu.
Le bicamérisme moderne est d’une nature différente. Dans de nombreux pays, en particulier dans les États fédéraux, la seconde assemblée assure la représentation, à côté de celle de la population, des entités territoriales, régionales ou fédérés (Allemagne, Belgique, Espagne, États-Unis, etc.).
En France, à titre d’exemple, la Constitution de la Ve République institue un bicamérisme dans lequel coexistent, une Assemblée Nationale, élue au suffrage universel direct et représentant les citoyens, et un Sénat élu au suffrage universel indirect représentant les collectivités territoriales de la République.
C’est le cas de la plupart des autres Parlements composés de deux assemblées (à l’exception notable du Parlement italien[1]).
Au Maroc et à la différence des parlements des autres pays, la deuxième chambre est constituée, en plus des représentantes des collectivités territoriales, des représentants des chambres professionnelles, des organisations professionnelles des employeurs et des représentants de salariés.
Ces deux derniers sont aussi représentés dans le Conseil Économique, Social et Environnemental, leur univers naturel.
En son sein, les employeurs du Maroc sont représentés par l’association « Confédération Générale des Entreprises du Maroc (CGEM) qui vient de réélire, le 16 mai 2023 dernier, son président et vice-président pour un deuxième mandat de trois ans (2023-2026) lors de son Assemblée Générale Ordinaire Élective (AGOE) tenue à Casablanca avec un taux de 99% des voix exprimées.
Cette exception marocaine d’avoir une association de patrons à la deuxième chambre est-elle normale ? Quel bilan a-t-elle enregistré ces deux mandats ? Quelle valeur ajoutée ? Autant de questions qui se posent et méritent une analyse et un débat public constructifs. Nous essayerons dans ce qui suit, de contribuer à trouver des éléments de réponses.
La CGEM : Neutralité et/ou opportunisme ?
Selon l’article 1 de son statut 2021, la CGEM est « une association formée entre les personnes physiques ou morales remplissant les conditions ci-après définies qui adhérent ou adhéreront aux présents Statuts, une association soumise aux dispositions du dahir n° 1-58-376 du 3 Joumada I 1378 (15 novembre 1958) réglementant le droit d’association, tel qu’il a été modifié et complété… ».
Les patrons ont donc, choisi d’être une association régie par le Dahir de 1958 plutôt que le code du travail (Loi 65-99), qui s’y applique de fait, et qui détaille les conditions, les formes et l’organisation des syndicats professionnels dans ses articles 396 et 414.
Ainsi, l’article 396 du Code de travail stipule que : « … les syndicats professionnels ont pour objet la défense, l’étude et la promotion des intérêts économiques, sociaux, moraux et professionnels, individuels et collectifs, des catégories qu’ils encadrent ainsi que l’amélioration du niveau d’instruction de leurs adhérents. Ils participent également, à l’élaboration de la politique nationale dans les domaines économique et social. Ils sont consultés sur tous les différends et questions ayant trait au domaine de leur compétence… ».
Aussi, l’article 398 nous dit que : « …. Les employeurs et les salariés peuvent adhérer librement au syndicat professionnel de leur choix… ».
Par ailleurs, l’article 63 de la Constitution 2011, donne la composition de la chambre des conseillers : « …deux cinquièmes des membres élus dans chaque région par des collèges électoraux composés d’élus des chambres professionnelles et des organisations professionnelles des employeurs les plus représentatives, et de membres élus à l’échelon national par un collège électoral composé des représentants des salariés ».
Au sens de loi organique 28-11 (BO 5997bis), : « … on entend par organisation professionnelle des employeurs la plus représentative au niveau régional, toute organisation professionnelle des employeurs exerçant leur activité dans la ou les régions concernées dans un ou plusieurs des secteurs de l’agriculture, de la pêche maritime, de l’industrie, du commerce, de l’artisanat ou des services… ».
En plus, la Constitution a consacré un article aux syndicats et aux organisations professionnelle (Article 8) et un autre aux associations (Article 12) avec des objectifs et attributions qui se diffèrent.
De ce qui précède, on constate que la loi suprême du Royaume, la loi organique et le Code de travail parlent clairement d’organisations professionnelles plutôt que d’association.
Aucun renvoi à ces textes ni à cette appellation ne sont cités par le statut de la CGEM qui préfère le terme « association » et le dahir de 1958 qui la régie.
L’argument derrière l’introduction de la CGEM (et seulement l’association CGEM) à la Chambre des conseillers, est de faire représenter le Patronat comme c’était le cas pour les représentants des salariés.
Cependant, cette catégorie d’employeurs, est, de facto, surreprésentée à travers les Chambres de Commerce, d’Industries et de des Services (CCIS), les partis politiques à travers les grands électeurs qui sont dans leur majorité des Patrons.
En effet, dans son article 4 le statut de la CGEM, stipule dans son paragraphe premier que la CGEM étant essentiellement à vocation économique professionnelle, toute prise de position en faveur d’un parti politique ou toute prise de position à caractère religieux est, sous peine de sanctions, rigoureusement interdite au sein de la CGEM et ne peut être faite en son nom, et bizarrement, dans le même texte, elle n’a pas d’objection de participer aux instances constitutionnelles tel que la chambre des conseillers où elle est appelée à prendre des positions politiques.
Ainsi, et à titre d’exemple, dans leurs premiers mandats, les 6 conseillers de la CGEM ont pris position en faveur du PAM lors des élections du Président de la chambre des conseillers.
Pire encore, les deux conseillers qui ont réussi au nom de la CGEM représentants le collège des employeurs dans les provinces de Sud ont rejoint le groupe du Parti de l’Istiqlal à la deuxième chambre… neutralité et/ou intérêt oblige !
Par ailleurs, et dans le strict respect des valeurs qui règnent chez nos patrons, l’ancien président du groupe CGEM à ladite chambre et son actuel trésorier a été nommé, paradoxalement, au nom de l’UGTM (syndicat de salariés dont le SG est le président de la chambre des conseillers !) membre du Conseil Supérieur de l’enseignement (Patron d’un Institut d’enseignement professionnel et supérieur en transport et logistique- ISTL Sarl –et président de la fédération du secteur !).
La CGEM au Parlement : Quel Bilan ?
Selon l’article 2 de la Constitution : « La souveraineté appartient à la Nation qui l’exerce directement, par voie de référendum, et indirectement, par l’intermédiaire de ses représentants.
La Nation choisit ses représentants au sein des institutions élues par voie de suffrages libres, sincères et réguliers.
La pratique des conseillers constituant le groupe de la CGEM pendant leur deux mandats 2015-2021 et 2021-2027 (pendant laquelle trois anciens conseillers ont été reconduits) va à l’encontre de l’esprit de cet article.
Ainsi, l’analyse des questions orales et écrites, le taux de présence au séance commissions permanentes montre que « le conseiller de la CGEM n’est concerné que par les sujets ayant relation avec l’entreprise ».
Ainsi, la lecture des PV des réunions des séances de vote et de discussion des lois dans les commissions permanentes à caractère non économique appuie ce constat d’une mauvaise assimilation du rôle d’un parlementaire qui doit sortir de son égoïsme de groupe et de son esprit de défense des intérêts particuliers de son groupe vers une vision plus globale mettant l’intérêts du pays et ses différentes catégories de citoyens.
En termes de bilan, la pratique du groupe au sein de la chambre haute, montre clairement que son introduction à ladite chambre en aucun cas n’a contribué à l’amélioration ou au développement de la production législative et au contrôle de l’exécutif et ce pour les raisons suivantes :
- Faible ou absence de l’adhésion des employeurs à travers les fédérations dans le contrôle de l’exécutif, soit par souci d’intérêts personnels ou d’opportunisme, ces employeurs et leurs conseillers évitent de « gênerles Ministres », en absence, de questions orales et écrites proposées par la CGEM, les fonctionnaires de la chambre mis à la disposition du groupe sont obligés de proposer, rédiger et envoyer des questions à l’exécutif. Étant prête et programmée leur séance publique de questions orales, le Président du groupe trouve des difficultés à trouver le Conseiller qui va lire la question !
- A l’exception de la Loi des Finances, dont la proposition des amendements sont sous-traités à des experts et spécialistes de la fiscalité, et quelques lois qui touchent directement la CGEM, on enregistre une très faible participation, voire une absence du groupe dans la discussion des projets et des propositions de lois présentées à la deuxième chambre.
- Très faible production législative à travers le nombre très limité d’amendements aux projets de lois et de propositions de loi déposée par le groupe.
Autant de constats et de questions qui, méritent une analyse plus fine et appuyée par les chiffres et les données de la chambre des conseillers, montrent sans doute l’inefficacité, l’incohérence et l’incompatibilité d’avoir une association de patrons dans le pouvoir législatif.
Cette association doit naturellement travailler à travers les institutions constitutionnelles consultatives du pays, afin d’éviter le double emploi puisque les patrons sont représentés démocratiquement par les chambres professionnelles et par les partis politiques, car ses membres appartiennent d’une manière ou autre à ces institutions.
Par Mohamed Oueld Lfadel Ezzahou
[1] Senato della Repubblica : est la chambre haute du Parlement italien. Il est composé de 200 sénateurs (196 le sont sur une base régionale dans chacune des vingt régions d’Italie et 4 dans une circonscription particulière pour les représentants des Italiens à l’étranger.) élus pour une législature de cinq ans, auxquels s’ajoutent jusqu’à cinq sénateurs à vie nommés par le président de la République ainsi que les anciens présidents de la République, qui le sont de droit. Aux deux chambres, la Constitution italienne attribue des pouvoirs identiques, en vertu du principe de bicamérisme paritaire voulu par les constituants.