« La Marquise est presque toujours sortie à cinq heures ». Le débat sur le modèle de croissance au Maroc semble bien conforter cet adage. Une assertion, répétée à satiété, y tient, en effet, lieu d’une évidence cardinale : le modèle de croissance, fondé sur la demande intérieure, manifeste des limites dont le dépassement nécessite une stratégie de promotion des activités exportatrices. Le recours à des arguments d’autorité à travers la référence à la Banque mondiale participe largement de cette consécration comme l’atteste la réception des propos d’Emmanuel Pinto Moreira, économiste auprès de l’institution de Washington. A interroger les soubassements de ces propos, ils apparaissent bien fragiles.
La spécification du modèle de croissance et les implications de politique économique dérivent d’une interprétation fautive de la définition du revenu dans l’optique de demande globale comme l’addition de la consommation des ménages, de l’investissement privé, des dépenses publiques et des exportations nettes d’importations. La décomposition quantitative de la contribution de chacune de ces composantes montre que la demande domestique contribue fortement à la croissance de l’activité. Il est cependant infondé d’en déduire que le modèle de croissance est fondé sur cette demande. D’abord, ces contributions sont pondérées par le poids de chacune des parties constituantes de la demande globale. Ainsi, si celle de la consommation des ménages est importante, c’est parce que la part des dépenses correspondantes est prépondérante. Ensuite, les politiques monétaire, budgétaire comme les politiques structurelles ne caractérisent pas une intervention directe sur la demande. Les objectifs de contrôle de l’inflation et du déficit public, les réformes des marchés autant que les dispositifs des plans sectoriels relèvent des politiques destinées à créer les conditions favorables à la stimulation de l’offre globale. Enfin, la préconisation des politiques de l’offre, comme alternative en mesure de créer une dynamique vertueuse de croissance, dénote un contresens car ce sont ces politiques qui sont mises en œuvre depuis l’orée des années 2000.
S’agissant de la recommandation de la stratégie de promotion des exportations, elle traduit une erreur de raisonnement qui tient à la présupposition que les demandes externe et intérieure sont indépendantes. « Il convient – soutient E. Pinto Moreira – d’éliminer le biais à l’exportation (…).Une telle politique appellerait à une réduction des incitations accordées aux secteurs nationaux afin de favoriser la concurrence, un traitement des questions des préférences commerciales qui conduisent les producteurs locaux à rester tournés vers le marché intérieur et l’amélioration de l’investissement étranger » (L’économiste, 27 juillet 2018). Accorder la priorité à l’ouverture commerciale comme moteur de la croissance, risque, à travers le soutien à la compétitivité-coût, de renforcer le piège des bas salaires et de faible productivité et de peser ainsi sur la consommation comme sur la propension à investir dans l’innovation. La flexibilité à la dépréciation, qui a la faveur de la Banque mondiale, peut stimuler les exportations si elle se solde par un surcroît effectif de compétitivité, mais elle est de nature à décourager l’adaptation à la demande étrangère et à participer du même piège. Cet impact négatif est susceptible d’entraver les flux des investissements directs étrangers dont l’expansion et les effets d’entraînement se heurtent à l’étroitesse du marché intérieur. Au regard de ces effets pervers, le pari sur la demande externe ne saurait avoir les vertus qui lui sont prêtées.
En définitive, s’interroger sur les voies de la relance de la croissance appelle au préalable le repérage de la nature du modèle en cours et, partant, la récusation des pseudo-évidences et l’analyse serrée des liens entre politiques économiques, performances globales et bien-être social. En dépit des apparences, ces questions sont loin d’avoir reçu des réponses. « Il en est qui laissent des poisons, d’autres des remèdes. Difficiles à déchiffrer. Il faut goûter ».
Par Redouane Taouil
Redouane Taouil est professeur agrégé des universités, membre de l’Académie des sciences et techniques du Maroc et Codirecteur du collège » Modélisation et développement ». Il est un ancien des écoles primaires et secondaires publiques du Maroc.