Du Chili au Soudan, de la France à Durban, en passant par l’Espagne et le Liban, le même mouvement : la foule et sa houle, comme forme de contestation. Contre les politiques publiques, les politiques, le politique, et tout ce qui s’annonce devant.
Et si la foule était devenue un corps social sectoriel permanent, et non plus seulement un phénomène social conjoncturel évanescent?
Et si on faisait de la foule un objet de changement politique structurant ? C’est peut-être de cette masse-là que le monde peut aller de l’avant. Si ce mouvement en tant que tel n’est pas nouveau, son embrasement généralisé sur cette période donnée est particulier : il se balaie du bas vers le haut. Il n’est pas sans poser la question des effets de déplacement tectoniques des ondes de contagion, ni sans sonder l’amplitude des conséquences tout aussi généralisées sur la déstabilisation d’un ordre mondial généralisé, peut-être agonisant. Les limites géographiques, géopolitiques et géostratégiques ne se distinguent plus, tant elles deviennent floues, immatérielles et poreuses. Absolues.
Si ces dynamiques ne sont pas un phénomène nouveau, nouvelles sont leurs actions et caractéristiques, attestant d’un changement mondialisé des sociétés et de la sociologie politique. Si ce type de formation n’est pas un nouveau phénomène social, les réactions étatiques deviennent identiques, que les régimes soient irreprésentatifs ou démocratiques. Et c’est bien là la problématique : Qu’est-ce devenu la démocratie alors pour le respect des règles du conflit contradictoire, puisque l’obéissance demeure toujours le premier enjeu de pouvoir, alors que le monde économique et social a changé, et que les relations sociales interactionnelles entre Etat et citoyens auraient dû aussi évoluer ?
Et si l’Etat ne jouissait plus du signe distinctif de son monopole de la force coercitive, pour s’imposer l’obéissance des groupes sociaux, ceux-là même qui lui disputent cette légitimité punitive ?
Les rapports entre citoyens et Etat auraient dû évoluer, mais il n’en est rien. Certes, le maintien de l’ordre a toujours été une préoccupation majeure à toutes les constructions étatiques historiques. Mais les traces que laissent aujourd’hui ces seules réactions à ces dynamiques font observer l’entêtement des Etats à suivre, à regarder, et à anticiper les évolutions de la sociologie politique.
Les sociétés ayant intrinsèquement changé, comment les Etats s’obstinent-ils, et s’abstiennent, à reconsidérer la typologie des mouvements sociaux ? Comment l’Etat, quand lui-même participe à la construction du fait national et à la formation de l’Etat Nation, ne peut-il questionner son implication dans l’embrasement de tels phénomènes, devenus mêmes moraux?.
Les corps intermédiaires, structurés, s’effacent de plus en plus, au profit de la montée en puissance et en action de groupes sociaux, déstructurés, rejetant pour dénoncer, la structuration et la hiérarchie démesurée.
Mais une déstructuration qui limite la portée politique de leurs doléances, principalement économiques et sociales. Des déstructurations qui exacerbent les tensions, et freinent la construction de projets viables et négociables. Des déstructurations qui font perdurer le chaos, devenu en soi, la véritable finalité des revendications sociales.
Ces mêmes groupes sociaux, accusent et récusent les conventions limitatives jugées délétères, et les enfermements gauche-droite à l’avantage d’un déplacement vers les polarités « élitaires vs populaires ». Des dynamiques qui renvoient vers l’analyse de l’évolution contemporaine des formes de protestation politique, qui témoignent d’un rétrécissement ou d’un raidissement des cadres démocratiques.
Des réactions qui attestent d’une augmentation de la compétence citoyenne, ou du moins d’une certaine forme de demande de reconnaissance et de valorisation de certaines formes d’augmentation des savoirs. Les revendications exigent désormais de relier les profanes –le peuple- au dehors de l’univers politique et administratif, aux experts institutionnels et politiques, qui sont interrogés sur leur compétence politique. Cette méconnaissance de lien entre gouvernants et gouvernés pousse davantage à la cristallisation de la violence, la désespérance et la tentation de la violence étant liées, et produisant toutes formes d’insolences.
Et dans cet univers, quelles expertises pour anticiper les dérives sociétales de tels phénomènes?. Quels nouvelles théories de changement politique en l’absence d’intermédiaires?. L’occhlocratie est-elle en marche ?
Le fait nouveau également, est qu’avec la violence et quelques mois de pression, les groupes sociaux des dernières vagues de contestation dans le monde, ont fini par obtenir ce qu’ils demandent. Une rupture. Mais qui ne porte pas de vision de construction. Est-ce une nouvelle caractérisation socio-politique ? Les temporalités ont également changé, de plus en plus courtes. De plus en plus brutales. Les structurations imposent des organisations souples et fluides, agiles et immatérielles. Le monde social exige de nouvelles valeurs pour dompter le monde économique et libéral.
Le déplacement du monde se fera dans l’ascension en puissance des individus, dans la redistribution du pouvoir entre État et groupes d’acteurs, en tant que tels reconnus.
Le Maroc, qui a été préservé jusque là d’une certaine manière, n’est pas à l’abri de telles tentations, vu les ouvertures sur le grand village qu’est le monde. Il est illusoire de penser que des conséquences funestes ne soient pas inenvisageables.
Le mouvement des foules dans leurs actions inconscientes se substitue à l’activité consciente des individus et deviennent la substance. Les événements sociaux visibles sont incontestablement la conséquence d’un travail sociétal inconscient, invisible le plus souvent en dehors des analyses.
A la lumière de ce qui se passe partout dans le monde, comment le Maroc, peut-il se mettre à l’écoute des évolutions des foules, pour réécouter et sonder son système politique et ses gouvernances ? Comment le Maroc ferait-il pour échapper aux brutalités imposées par un agenda géo-économique mondialisé ? Comment faire pour que la foule devienne un corps sectoriel social identifié, et que de cette caractérisation, anticiper des politiques économiques et sociales avisées?
La foule comme question de départ. Ou le nouveau modèle économique et social, déjà très en retard.
Par Soraya Kettani, présidente FOMAGOV, chercheur, analyste en com politique et publique