« Le monde change très vite », une affirmation que personne ne conteste, mais dont peu de gens mesurent la portée. « Regardez Black mirror, la série britannique sur Netflix », une recommandation que je fais très souvent, « vous comprendrez à quel point nous autres, les anciens, serons étrangers sur cette terre dans tout juste 10 ans d’ici ».
« Mon fils aîné qui a 14 ans n’a plus de sujets de conversation communs possibles avec sa maman, parce qu’elle n’a même pas idée de ses centres d’intérêt… le déphasage est d’autant plus grand qu’elle ne pourrait même pas les connaître et encore moins les comprendre même si elle le voulait ». C’est ce que me disait un ami la semaine dernière.
Le « conflit de générations » n’existe plus, c’est presque un concept révolu. Il subsistait tant que les générations d’une même aire géographique et culturelle avaient encore beaucoup de choses en commun et divergeaient sur certaines. Désormais, les générations les plus proches[1] sur la ligne du temps vivent carrément dans des mondes parallèles, dans des espaces virtuels et technologiques superposés, non territorialisés, dans lesquels chacune a ses propres concepts, sa « propre langue », son mode de vie (de consommation), ses aspirations et ses rêves, son mode d’expression…
Nos élus continuent à faire des lois et nos gouvernements à mener des politiques qui s’avéreront inopérantes dans les configurations des mondes du futur, c’est-à-dire souvent dans des délais inférieurs à la durée d’un seul mandat électoral.
Est-ce encore raisonnable de prétendre préparer l’avenir, avoir une vision lointaine, concevoir des stratégies à moyen et long termes, lorsque le court terme est frappé d’imprévisibilité ? Est-ce admissible de continuer à vivre dans le déni de la vitesse du changement et d’essayer, comme dans la fable, de tromper le lièvre en posant des tortues chaque six ans sur l’axe du temps ?
La Constitution de 2011, dont nous venons de fêter le dixième anniversaire, recèle en son sein la vitalité du contexte du
printemps arabe et la fermeté de la volonté de changement. Mais les lois organiques sont souvent intervenues à quelques années de distance du texte fondamental, imprégnées de la lenteur de leur propre adoption, apportant de la pesanteur, freinant l’élan, invitant la léthargie. Un exemple ? Volontiers !
Les lois organiques relatives aux régions, aux préfectures et provinces et aux communes ont ligoté la démocratie participative alors même que le texte constitutionnel lui ouvrait des espaces de déploiement inédits. Comment ? Jugez-en !
Dans l’article premier de la Constitution il est stipulé que « le régime constitutionnel du Royaume est fondé sur…, ainsi que sur la démocratie citoyenne et participative… ». À l’article 6 on trouve que « … les pouvoirs publics œuvrent à la création des conditions permettant de généraliser l’effectivité… des citoyens, ainsi que de leur participation à la vie politique, économique, culturelle et sociale… ».
L’article 12 affirme que « Les associations intéressées à la chose publique, et les organisations non gouvernementales, contribuent, dans le cadre de la démocratie participative, à l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des décisions et des projets des institutions élues et des pouvoirs publics ». L’article 13 assigne aux pouvoirs publics la responsabilité et la mission de promouvoir la concertation et la participation : « Les pouvoirs publics œuvrent à la création d’instances de concertation, en vue d’associer les différents acteurs sociaux à l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques publiques ».
Et pourtant, malgré toutes ces dispositions, les trois lois organiques 111-14, 112-14 et 113-14, relatives, respectivement, aux régions, aux préfectures et provinces et aux communes, se contentent de reprendre[2] à la lettre les dispositions de l’article 139 de la Constitution qui prévoit que les conseils des régions et les conseils des autres collectivités territoriales mettent en place « des mécanismes participatifs de dialogue et de concertation pour favoriser l’implication des citoyennes et des citoyens, et des associations dans l’élaboration et le suivi des programmes de développement ».
Lesdites lois organiques, alors qu’elles étaient supposées donner une teneur plus explicite aux dispositions constitutionnelles, ont « ligoté » la participation en la confinant dans trois instances consultatives desquelles elles ont limité les champs de compétence à un minimum symbolique[3]. Les conseils des régions, des préfectures, des provinces et des communes n’avaient plus qu’à finir de vider les dispositions constitutionnelles de toute substance réelle dans leurs règlements intérieurs.
L’article 79 du règlement intérieur de la région de Rabat prévoit que le président, en collaboration avec les membres du conseil, tient :
- Deux rencontres publiques par an ;
- réunissant les citoyennes et citoyens et les acteurs économiques et sociaux de la société civile ;
- pour « étudier des sujets généraux entrant dans le cadre des attributions de la région dans le but de prendre connaissance de leurs avis et propositions à leur sujet, et en vue d’informer les citoyennes et citoyens concernés des programmes de développement réalisés ou en cours de réalisation »[4]
L’article 80 du même règlement intérieur s’adresse aux citoyens des années 1980 puisqu’il prévoit des modes de communication anachroniques pour ne pas dire risibles[5]. Les médias modernes et les technologies de l’information ne semblent pas avoir atteint la région (bien que voulue avancée !).
Nous cumulons les retards dans un monde qui change très vite. Alors que nous tergiversons toujours, alors que nous persistons à brider les élans démocratiques, d’autres sociétés ont accumulé une expérience très avancée de la démocratie participative[6].
L’anachronisme que nous évoquions plus haut et qui est très surprenant au regard du contexte de la modernité politique (incarnée par la Constitution) et technologique, nous oblige à nous interroger sur sa cause. Nous ne pouvons pas nous résoudre à l’accident législatif.
Demeure le mobile de l’aversion des politiciens qui verraient dans la démocratie participative un défi à l’autonomie de décision que leur confère leur statut d’élus. Et vu que ce sont eux qui font la loi et les règlements intérieurs des conseils, ce sont eux qui ont la main pour se dédouaner de ce soupçon de rétention.
Nos élus doivent prendre conscience que la démocratie représentative ne survivra pas sans une corrélation étroite à la démocratie participative[7] et que cette dernière devra s’arrimer à la technologie pour être dans l’air du temps !
Les études ne sont pas unanimes au sujet de l’influence des TIC sur la démocratisation des décisions politiques. Mais beaucoup s’accordent à lui reconnaître un impact réel en matière de transparence et une amélioration certaine de la communication entre les citoyens et leurs institutions.
« Si le développement des TIC, et notamment d’Internet, a suscité de nombreuses attentes quant à l’exercice de la démocratie – la participation des citoyens deviendrait plus directe, plus suivie et quasi instantanée -, et si plusieurs dispositifs ont été mis en place pour aller dans ce sens, les études menées a postériori tempèrent très sensiblement un pareil optimisme. Elles montrent que ces technologies n’ont guère eu d’impact sur les taux de participation pas plus que sur l’enrichissement du dialogue au sein de l’espace public.
Mais au-delà des limites inhérentes à l’e-démocratie, on doit aussi observer les fortes réserves du personnel politique à une véritable association des citoyens aux décisions prises, la crainte, fût-elle irrationnelle, d’une subversion de la relation gouvernés-gouvernants expliquant cette attitude.
Le développement d’une démocratie électronique est néanmoins possible : outre d’évidentes applications pratiques, elle peut conduire à une vie politique plus transparente et permettre une meilleure prise en compte par les gouvernants des besoins des populations »[8].
Le rapport général relatif au nouveau modèle de développement (NMD) comporte parmi ses recommandations l’activation de la démocratie participative. La démocratie participative est une demande des citoyens (page 42). Le NMD « prône une mise en œuvre positive de la Constitution, en vue d’apporter des réponses appropriées aux blocages, et aux freins au développement, et aux difficultés d’application de certains principes » (page 47).
« Il est question de transformer le pluralisme en une démocratie effective, aussi bien représentative que participative » (page 54). « Il s’agira d’associer davantage les acteurs de la société civile qui ont les capacités à la mise en œuvre de projets de développement social sur le terrain, au plus près des bénéficiaires » (page 65). « Le NMD propose que la conception des politiques publiques soit portée en priorité par les territoires, pour favoriser l’émergence de solutions au niveau local, innovantes… » (page 67).
« Le nouveau référentiel de développement appelle à l’implication forte du « tiers secteur », qui regroupe tous les acteurs à l’intersection entre le public et le privé, constitué de communautés territoriales, d’acteurs locaux représentatifs, de fondations d’utilité publique ou à but non lucratif, d’acteurs de l’économie sociale, et d’entreprises à mission, particulièrement au niveau local » (page 71).
« Un fonctionnement politique a minima, réduit aux aspects formels et aux élections, sur fond de tension persistante entre le champ politique et les autres partenaires de la société civile, dévitalise le processus démocratique » (page 76).
Concernant le numérique, le rapport sur le NMD invite à « développer des plateformes numériques pour tous les services au citoyen et à l’entreprise, ainsi que les plateformes de participation au niveau central et territorial » (page 152). Dès 2011, les pouvoirs centraux auraient dû s’atteler à préparer des plateformes électroniques que les lois organiques relatives aux régions et aux communes auraient dû prévoir expressément comme moyens de mise en œuvre effective de la démocratie participative.
À deux mois des élections de septembre prochain, il n’est toujours pas fait grand cas de la question. S’il existe des recommandations du rapport sur le NMD que les pouvoirs publics devraient commencer à mettre en œuvre sans délai, la mise en place des plateformes et des procédés numériques favorisant l’effectivité de la démocratie participative doit figurer très haut sur la liste des priorités. « Le numérique constitue un véritable levier de changement et de développement. Il convient de lui accorder un intérêt particulier au plus haut niveau de l’Etat comme catalyseur de transformations structurantes et à fort impact » (page 151).
Il est clair que nous avons passé les dix premières années de notre jeune Constitution à subir deux législatures et deux mandats régionaux et locaux, pas du tout à la hauteur de nos espérances, trop éloignés de toute hauteur relativement à la concrétisation de la démocratie participative[9].
Il serait hasardeux d’avancer un quelconque pronostic quant aux dix prochaines ! Exigeons seulement de nos élus qu’ils passent davantage de temps avec leurs propres enfants cet été, malgré la campagne électorale. Ils comprendraient à quel point les lois et les règlements intérieurs des assemblées peuvent naître obsolètes et que les jeunes sont désormais seuls compétents pour apporter des solutions aux défis du monde qui leur appartient.
Par Mohammed Mesmoudi
Docteur en droit et chercheur en politiques publiques
[1] Génération Alpha, les natifs des années 2010 et postérieures, succède à la génération Z, appellation donnée aux personnes nées entre 1995 et 2010.
[2] « Conformément aux dispositions de l’article 139 de la Constitution, les conseils des régions mettent en place des mécanismes participatifs de dialogue et de concertation pour favoriser l’implication des citoyennes et citoyens, et des associations dans l’élaboration et le suivi des programmes de développement, selon des modalités fixées dans le règlement intérieur de la région ». Article 116 de la loi organique 111-14.
[3] « Sont créées auprès du conseil de la région trois instances consultatives :
- une instance consultative, en partenariat avec les acteurs de la société civile, chargée de l’étude des affaires régionales relatives à la mise en œuvre des principes de l’équité, de l’égalité des chances et de l’approche genre ;
- une instance consultative chargée de l’étude des questions relatives aux centres d’intérêt des jeunes ;
- une instance consultative, en partenariat avec les acteurs économiques de la région, chargée de l’étude des affaires régionales à caractère économique.
Le règlement intérieur du conseil fixe les dénominations de ces instances et les modalités de leur composition et de leur fonctionnement ». Article 117 de la 111-14
[4] Le règlement intérieur de la région est disponible en langue arabe. La traduction est réalisée par nos soins.
[5] Le président avise la population de la tenue de la rencontre publique en affichant l’avis trois jours au moins à l’avance dans les locaux de la région.
[6] « La démocratie participative s’est développée de façon considérable depuis une quinzaine d’années en France, en Europe, dans les démocraties occidentales et dans les pays du Sud, à tel point qu’elle est aujourd’hui considérée comme un nouveau mode de régulation politique, voire même « le nouvel esprit de la démocratie ». Si elle est sur les lèvres de tous les responsables politiques, il serait erroné de la réduire à un simple discours. La démocratie participative s’est en effet incarnée et matérialisée par la création de dispositifs institutionnels innovants, visant à inclure les citoyens dans la production des politiques publiques. On a ainsi vu se développer, souvent dans les marges et les interstices du droit, un grand nombre d’expériences dont il est aujourd’hui possible d’évaluer les effets civiques et politiques ». Julien Talpin : « Les budgets participatifs en Europe : des pratiques diversifiées, des résultats inégaux », Cahiers du Brésil Contemporain, 2009, n° 73/74, p. 141.
[7] « Avec la démocratie participative, le citoyen s’active non seulement dans la préparation et l’adoption de la norme, mais également dans son application, voire dans l’évaluation de son efficacité pratique. Il s’agit en quelque sorte d’une « démocratie post décisionnelle ». D’où l’intérêt porté aujourd’hui à ce mode de démocratie qui est par ailleurs intimement lié à une volonté de résorber le déficit démocratique qui ronge le système représentatif. Sans pour autant délégitimer la démocratie représentative, modèle indépassable avéré, la démocratie participative est sinon un modèle alternatif, une fonction de suppléance à la représentation démocratique ». Najib Ba Mohammed, « Du « représentatif » et du « participatif », démocratie en questions », dans Revue Marocaine d’Administration Publique, n° 82, 2013, p. 181.
[8] Jérôme Tournadre-Plancq, « Les démocraties ingouvernables ? De nouveaux modes d’expression démocratiques », Cahiers français n°356, mai-juin 2010, p. 77.
[9] « L’avènement de la démocratie participative et des principes liés à la valeur de citoyenneté dans la Constitution marocaine constitue un fond de tableau sur lequel l’absence de canaux de communication électronique rigoureusement et sérieusement entretenus contraste violemment et sonne clairement comme une coupure de ligne dommageable aux relations des collectivités publiques avec le citoyen », Mohammed Mesmoudi, « Gouvernance participative et évaluation des politiques publiques », REMALD, 2018, p. 283.