Lors des trois précédents entretiens, l’économiste Omar Bakkou nous a présenté les causes fondamentales des maux de notre modèle économique. Ce diagnostic, certes indispensable pour appréhender les dysfonctionnements de notre modèle de développement, demeure toutefois insuffisant pour venir à bout de l’ensemble de ces dysfonctionnements. En effet, l’examen de l’origine des maux de notre modèle social revêt également une importance cruciale compte tenu du creusement des inégalités sociales au Maroc.
Ce chapitre fera ainsi l’objet du présent entretien dans lequel on interrogera l’économiste O. Bakkou sur les grandes failles de notre modèle social.
-Lors des trois précédents entretiens, vous avez présenté les causes fondamentales des maux de notre modèle économique, quid de notre modèle social ?
Les maux de notre modèle social résident essentiellement dans le creusement des inégalités sociales.
Cette aggravation des inégalités sociales requiert, bien entendu, une analyse profonde de l’origine de ses causes fondamentales.
Cette analyse n’a pas été opérée d’une manière explicite par le rapport sur le NMD.
Toutefois, à la lecture de ce rapport, on peut faire ressortir des éléments de réponse à cette question.
En effet, les causes fondamentales des maux de notre modèle social peuvent être scindées en deux catégories.
La première catégorie de facteurs porte sur ceux inhérents aux dysfonctionnements relatifs à la gouvernance du secteur économique.
Quant à la seconde catégorie de facteurs, elle porte sur ceux inhérents aux dysfonctionnements de la gouvernance du secteur social.
-Les dysfonctionnements relatifs à la gouvernance du secteur économique contribuent à l’aggravation des inégalités sociales au Maroc, comment cela ?
Les dysfonctionnements relatifs à la gouvernance du secteur économique, explicités dans les précédents entretiens, empêchent le Maroc d’exploiter pleinement son potentiel en matière de création de richesses.
Cela ressemble à un dattier par exemple qui peut produire 100 dattes, mais qui ne produit que 50.
Cette insuffisance en matière de création de richesses agit négativement sur le taux d’emploi, c’est-à-dire la proportion des personnes disposant d’un emploi parmi celles en âge de travailler.
Ce tassement du taux d’emploi fait grossir le nombre de personnes déconnectées de la machine économique.
Cela creuse l’écart entre les personnes connectées à la machine économique qui voient leur revenu augmenter annuellement (proportionnellement à l’accroissement du PIB) et celles exclues de cette machine.
-Quid des facteurs inhérents aux dysfonctionnements de la gouvernance du secteur social ?
Les insuffisances en matière de gouvernance sociale sont liées généralement au faible rendement de l’action publique.
Cette déficience de l’action publique agit sur le secteur social à deux niveaux.
Le premier concerne la qualité des services publics à visée sociale, tels l’éducation et la santé.
Quant au deuxième, il concerne l’impertinence des mécanismes d’aide sociale déployés par l’Etat.
-Vous dites que la qualité des services publics agit sur le secteur social, pourriez-vous nous expliquer cela davantage ?
La réponse est simple, une éducation de bonne qualité améliore le savoir-faire de la population.
Cette amélioration permet d’augmenter la capacité des individus à créer la richesse, soit en tant que salariés ou en tant qu’entrepreneurs.
Cette augmentation de la capacité de création de richesses par les individus permet d’accroître leur potentiel de génération de revenus.
En effet, ces individus auront plus de chances de gagner leurs vies à travers une activité productive, et partant, de satisfaire leurs besoins minimums de base (alimentation, logement, soins médicaux, etc.).
Ce lien entre l’éducation et la sécurité économique a été symbolisé d’une manière très éloquente par la célèbre maxime de Lao Tsen, un sage de la Chine ancienne : « apprenez à un homme à pêcher, il aura à manger toute sa vie ; donnez-lui un poisson , il aura à manger pour une journée ».
-Quid des facteurs inhérents aux dysfonctionnements de la gouvernance du secteur social ?
Les problèmes inhérents aux dysfonctionnements de la gouvernance sociale peuvent être scindés en deux catégories.
La première catégorie de problèmes concerne les personnes déjà connectées à la machine économique, c’est-à-dire les personnes qui exercent une activité génératrice de revenus.
Quant à la deuxième catégorie de problèmes, elle concerne les personnes qui ne sont pas connectées à la machine économique, c’est-à-dire les personnes qui n’exercent pas une activité génératrice de revenus.
-Dysfonctionnements de la gouvernance sociale régissant les personnes connectées à la machine économique, pourriez-vous nous expliquer cela davantage ?
Oui effectivement, ces personnes ne bénéficient pas tous d’une sécurité économique totale , notamment des régimes de retraite, de garantie contre le chômage et de couverture médicale.
En effet, en matière de retraite , environ 40% de la population active n’a pas un revenu garanti après la retraite( seul 60% de cette population adhère aux régimes de retraite) .
S’agissant de la garantie contre le chômage, les personnes travaillant dans le secteur privé n’ont pas un revenu garanti en cas de perte d’emploi.
Ces personnes bénéficient plutôt d’un système d’aide au retour sur le marché du travail sous forme d’une indemnité allouée par la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS).
Cette indemnité s’adresse au salarié qui perd de manière involontaire son emploi, et qui est en recherche active d’un nouvel emploi, sous forme d’un minimum de revenu, pendant une période plafonnée à 6 mois et d’un montant mensuel égal à 70% du salaire mensuel moyen déclaré dans les 36 derniers mois.
Pour ce qui est des régimes de couverture médicale, la population active ne bénéficie pas encore d’un système de couverte médicale complet, et ce, malgré les progrès intervenus ces dernières années avec la mise en place des régimes d’assurance maladie pour les salariés du secteur privé et du secteur public, ainsi que pour les personnes démunies.
En effet, ce système (AMO CNSS, AMO-CNOPS et RAMED) peine encore à se conformer aux principes d’universalité et de qualité des soins.
En définitive, les personnes connectées à la machine économique ne sont pas suffisamment couvertes sur le plan social.
Quid des dysfonctionnements de la gouvernance sociale régissant les personnes déconnectées de la machine économique ?
Les « personnes non connectées à la machine économique » bénéficient de certains mécanismes d’aide publique, tels :
-Le mécanisme d’aide aux femmes en situation de précarité divorcées ou veuves ayant des enfants à charge (aide plafonnée à environ 1.000 dirham par mois sous certaines conditions) ;
-Le mécanisme d’aide(tayssir) au profit des ménages vivant dans les communes les plus pauvres en vue de lutter contre l’abandon scolaire : 60 DH par enfant pour les deux premières années du primaire, 80 DH pour les deux années qui suivent , 100 DH pour les deux dernières années du primaire et 140 DH pour les élèves aux collèges ;
-Le mécanisme d’aide en nature ( L’Initiative Royale « un million de cartables ») qui vise à alléger les frais de scolarité des élèves du primaire et collèges issus de milieux défavorisés.
Ces mécanismes de sécurité économique demeurent bien entendu très insuffisants.
Cette insuffisance est due essentiellement à la défaillance de la politique sociale.
Cette défaillance demeure liée au retard accusé dans la mise en œuvre du registre social .
Ce registre permettra à l’Etat, lorsqu’il sera opérationnel, d’envoyer des aides aux personnes nécessiteuses, et ce, au lieu du système actuel où l’Etat octroie des aides à toute la population à travers le soutien aux prix de certains produits de base.
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