Réalisé par Soubha Es-Siari |
Le spectre de la récession plane sur l’économie mondiale. La poussée inflationniste pourrait si rien n’est fait se terminer par une récession. Une situation très délicate incitant les banques centrales à procéder au bon dosage du resserrement politique devant permettre à la fois d’empêcher l’enclenchement d’une spirale inflationniste et de protéger la croissance économique.
Pour le cas du Maroc, Ludovic Subran, Chef Economiste Allianz SE annonce que l’envolée des prix énergétiques, le choc de confiance et le ralentissement de la demande européenne pourraient entrainer une récession économique.
EcoActu.ma : La relance post covid, suite aux plans de relance XXL notamment aux USA et en Europe, s’est traduite par une poussée inflationniste planétaire. Aujourd’hui, à l’aune de la crise russo-ukrainienne, serait-il raisonnable de qualifier cette inflation de conjoncturelle ?
Ludovic Subran : L’accélération de l’inflation au niveau global s’explique par la conjonction de plusieurs facteurs. Au deuxième semestre 2021, à la sortie de la crise sanitaire les plans de relance ont fortement soutenu la demande, créant une situation de surchauffe. L’offre n’a pas pu répondre à la demande, car les perturbations des chaines de valeurs ont continué de freiner la production. Dans ce contexte-là, il ne serait pas erroné de parler d’une inflation temporaire, le temps que l’offre s’adapte à la demande. En revanche, l’accélération de l’inflation depuis fin 2021 s’explique essentiellement par la flambée des prix de l’énergie et de certaines matières premières.
La guerre en Ukraine et les sanctions drastiques contre la Russie ont accéléré ces pressions inflationnistes, y compris sur les denrées alimentaires. Si ces sanctions durent, nous pouvons nous attendre dans les mois à venir à la diffusion de cette inflation importée vers les prix des autres biens finis et aux salaires par la suite.
Quel rôle est appelée à jouer la FED pour atténuer cette hausse de l’inflation ? N’est-elle pas amenée à restreindre sa politique monétaire pour réduire la demande à travers une hausse du taux directeur ?
Aux Etats-Unis, l’inflation s’explique davantage par la vigueur de la demande (i.e. surchauffe économique) alors qu’en Europe il s’agit plutôt d’une inflation importée à travers les prix d’énergie et de matières premières. Quand l’inflation a atteint 8.5% en mars, la Fed a haussé des taux d’intérêts directeurs par 25 points de base. Les dernières communications de la banque centrale signalent un resserrement plus agressif dans les mois à venir, avec une hausse en avril qui pourrait même dépasser 150 points de base.
Quant à la BCE, elle se trouve aussi face à l’urgence d’agir pour ancrer les anticipations suite à une inflation qui a atteint 7.5% en mars. Néanmoins, une hausse de taux d’intérêt directeurs de la BCE aurait peu d’impact sur les prix d’énergie ; son impact favorable se traduirait surtout par une appréciation éventuelle du taux de change qui réduirait la facture énergétique.
Face à la conjugaison de plusieurs éléments (séquelles de la crise sanitaire, crise ukrainienne, hausse des commodities, pénurie de métaux…), pouvons-nous espérer un atterrissage en douceur ou est-ce trop demandé ?
Les politiques des banques centrales vont jouer un rôle déterminant pour assurer l’atterrissage en douceur de nos économies. Un resserrement monétaire perçu trop fort et trop rapide pourrait plonger nos économies en récession. Ce risque de récession est plus élevé aux Etats-Unis en raison d’une réponse plus agressive attendue de la part de la Fed.
Dans le contexte économique particulièrement difficile, nous avons révisé à la baisse notre prévision de croissance monde par -0.9 points de base. Nous attendons une croissance du PIB mondial de l’ordre de 3,2% en 2022 et de 2,8% en 2023.
Cette révision s’explique surtout par le choc de confiance dû à l’incertitude géopolitique ainsi que par la flambée des prix de matières premières et la prolongation des perturbations des chaines des valeurs.
Etes-vous d’accord avec les agences de notation (Moody’s, Goldman Sachs…), qui prédisent la récession dans les douze prochains mois ? Si oui pourquoi ?
Les banques centrales, surtout la Fed, se trouvent dans une situation assez délicate où elles devraient bien doser leur réponse politique face à l’emballement de l’inflation. Le bon dosage du resserrement politique devrait permettre à la fois d’empêcher l’enclenchement d’une spirale inflationniste et de protéger la croissance économique. La réaction des marchés financiers à ce nouvel environnement peu porteur sera aussi déterminant pour éviter une récession économique.
Ceux-ci ont pris l’habitude de fonctionner dans un environnement de taux bas et de liquidité abondante depuis environ une décennie. D’ailleurs, les marchés financiers montrent une volatilité accrue suite à l’éclatement de la guerre en Ukraine. Aux Etats Unis et en Europe ils sont des signaux d’une récession attendue à travers l’aplatissement ou l’inversion de la courbe des taux (i.e. les taux cours sont plus élevés que les taux longs).
A mon sens, aujourd’hui il serait encore prématuré de se prononcer sur le sujet d’une éventuelle récession : tout dépendra l’ampleur et la durée des pressions inflationnistes ainsi que des réponses des banques centrales des pays avancés.
Au Maroc, le moral des ménages plombé par l’inflation a atteint son plus bas niveau depuis 2008 (HCP). Dans une situation pareille, quel rôle le gouvernement est-il appelé à jouer pour remédier un tant soit peu à la situation ? Les mesures de soutien instaurées (entreprises et ménages) lors de la crise sanitaire sont-elles toujours souhaitables ?
Face à l’incertitude géopolitique et la flambée des prix de matières premières, l’indicateur de confiance des ménages s’est détérioré au niveau global. Au Maroc, l’impact de l’inflation alimentaire est particulièrement ressenti par les ménages en raison de la part des dépenses alimentaires particulièrement élevée (de l’ordre de 40%) dans le panier de consommation des ménages. Compte tenu de la forte dégradation des finances publiques depuis 2020, les marges de manœuvre budgétaires sont pourtant limitées.
De ce fait, le gouvernement se trouve contraient de bien cibler sa réponse, en soutenant en particulier les ménages et les entreprises les plus vulnérables. Il ne faudrait pas également perdre de vue les politiques de moyen terme pour renforcer l’autonomie alimentaire et rendre le mix énergétique moins dépendant des énergies fossiles.
Dans le même ordre d’idées, Bank Al-Maghrib n’est-elle pas appelée à revoir sa politique monétaire et rehausser le taux directeur comme approprié dans un contexte inflationniste ?
Bank Al-Maghrib maintient ses taux directeurs à 1.5% depuis juin 2020 pour assurer des conditions de financement accommodantes. Cependant, l’inflation devrait atteindre des niveaux proches de 5% cette année, en particulier en raison de la flambée des prix des matières premières et des produits agricoles importés.
En 2022, la production agricole pâtit d’une sécheresse historique qui affecte en particulier la production céréalière, augmentant la dépendance aux importations. Dans ce contexte, un resserrement monétaire par la hausse des taux pourrait partiellement atténuer l’inflation importée en évitant une dépréciation du dirham face au dollar. Cependant, les perspectives de croissance atone (en dessous de 1% cette année) compliquent la tâche de la banque centrale, qui devraient éviter un resserrement monétaire trop fort.
Le Maroc en tant que pays fortement dépendant aussi bien sur le plan énergétique qu’alimentaire doit-il craindre la récession en cas de statuquo ? De quelle marge de manœuvre dispose-t-il pour inverser la tendance en prenant en considération sa capacité d’endettement ?
Dans notre scénario de référence où les sanctions contre la Russie se poursuivraient, le risque d’une récession économique de l’économie marocaine est limité. Cependant, nous avons révisé à la baisse nos prévisions de croissance pour l’année 2022 de 3.3% à 0.8%. En revanche, dans notre scénario plus pessimiste où l’approvisionnement en gaz depuis la Russie serait interrompu en Europe, les pertes économiques seront bien plus prononcées. Dans un tel environnement, l’envolée des prix énergétiques, le choc de confiance et le ralentissement de la demande européenne pourraient entrainer une récession économique au Maroc.
Les marges de manœuvre budgétaires sont effectivement limitées, avec un déficit budgétaire qui se rapprocherait de 7% du PIB en 2022, contre 3.8 en moyenne pendant la décennie pre-Covid.
Les dernières prévisions du FMI estiment le déficit du compte courant du Maroc à -6% du PIB en 2022, après 3% du PIB en 2021. Le creusement du déficit courant nécessiterait davantage d’emprunt à l’étranger dans un contexte où les recettes en devises continuent de décevoir –le tourisme international peine à décoller depuis la crise sanitaire-.
Pour l’instant, les marchés constituent de faire confiance au Maroc, et ce, malgré le niveau d’endettement public élevé (77% du PIB). Cette situation pourrait rapidement se renverser si les marchés perdaient confiance en la capacité du Royaume à rembourser sa dette. De manière générale, nous constatons que les investisseurs étrangers sont généralement plus réticents à prester aux pays émergents au vu des rendements réels peu attractifs et une perception du risque de défaut élevé.