La différence entre un politicien et un homme d’État est que le politicien pense aux élections suivantes tandis que l’homme d’État pense aux générations suivantes.
Devant le laxisme ambiant de la classe politique et malgré les rappels à l’ordre à son encontre par le Chef de l’Etat, les attentes du peuple sont toujours dans l’urgence et l’expression de la détresse sociale emprunte aujourd’hui une nouvelle voie. Celle des temps modernes qui s’exprime à travers les réseaux sociaux, devenus un instrument indétournable de pression en portant les revendications d’une population soucieuse de ses droits fondamentaux et élémentaires, ainsi que celles des générations à venir pour une vie digne inhérente à tout être humain.
Comme souligné, le constat de ce marasme a été fait aussi par la plus haute autorité de l’Etat, le Roi Mohammed VI, dans son Discours du 13 octobre 2017 à l’occasion de l’ouverture de la première session de la 10ème législature, qui a secoué toute la classe politique marocaine. En effet, le Monarque a tiré la sonnette d’alarme sur le laisser-aller des politiques et de l’administration dont les conséquences se matérialisent par un ensemble de dysfonctionnements qui minent la bonne marche des affaires de l’Etat.
Le souverain a mis le doigt sur les responsabilités de tout un chacun tout en appelant à faire « une réflexion critique » pour la mise en place d’une corrélation effective entre la responsabilité et la reddition des comptes ainsi qu’une recherche active des réponses et des solutions appropriées aux problèmes urgents et aux questions pressantes des citoyens pour atteindre les objectifs suivants : Le redressement de la situation, la rectification des erreurs commises et la correction des dysfonctionnements constatés. Pour ce faire, le souverain a donné le ton de la marche à suivre par le biais d’une dynamique de réformes qui s’inscrit sur quatre points cardinaux que sont : la gestion responsable de la chose publique, l’application de la loi et la sanction des personnes responsables de la négligence dans l’accomplissement du devoir national ou professionnel, la plus grande fermeté et la rupture avec les pratiques frauduleuses qui nuisent aux intérêts des citoyens.
Il a par ailleurs rappelé à l’ordre les représentants de la Nation d’une manière sévère sur leur responsabilité, leur devoir de remplir leur mission avec scrupule et des comptes qu’ils sont tenus de rendre aux citoyens et à la Nation. «En outre, nous appelons tout un chacun à faire montre d’objectivité en appelant les choses par leur nom, sans complaisance ni fioriture, et en proposant des solutions innovantes et audacieuses, quitte à s’écarter des méthodes conventionnelles appliquées jusqu’ici, ou même, à provoquer un véritable séisme politique»[2].
Les premières secousses dudit séisme ont été ressenties dès le 24 octobre 2017 après la réception par le Roi du Rapport de la Cour des comptes relatant les failles de la gestion du projet « Hoceima Manarat Al Moutawassit ». En effet, suite à ce rapport, le Roi a relevé plusieurs ministres et hauts responsables de leurs fonctions. Il a aussi exprimé son mécontentement de plusieurs responsables gouvernementaux qui n’ont pas été à la hauteur de la confiance qui leur a été accordée, et qui ne bénéficieront plus à l’avenir d’aucune responsabilité officielle.
Nonobstant ce séisme politique et malgré l’attente des citoyens en colère, les partis politiques et les syndicats démissionnaires continuent à participer à une mise en scène qui n’a que trop duré et pèse sur le quotidien de la population. Celle-ci reste sur sa faim devant un gouvernement qui ne répond pas à ses doléances élémentaires.
Internet ultime refuge des citoyens
La toile arrive alors en relais et se substitue à la rue pour éviter les confrontations avec les forces de l’ordre et tout mouvement qui peut dégénérer. Elle devient même la nouvelle plateforme qui traduit les doléances de tout un chacun en arborant une nouvelle et ancienne arme qui porte le nom de « Boycott » à raison ou à tort à l’encontre de certains produits.
Pour rappel, la philosophie du Boycott n’est pas étrangère à la culture du Marocain, puisque cet instrument a été utilisé à maintes reprises lors de la période du protectorat contre les produits français notamment, le tabac ou le savon, pour exercer une pression sur l’administration coloniale et la faire reculer devant des décisions considérées injustes par les Marocains, en l’occurrence le Dahir Berbère.
Ceci dit et pour ne pas mélanger les cartes, ce phénomène de Boycott qui vient de surgir il y a plus d’un mois et qui semblait ou a pu « être » instrumentalisé politiquement au début, a trouvé écho chez une large partie de la population qui y a adhéré sans être nécessairement d’une quelconque obédience politique ou avoir un grief envers certains produits spécifiquement mais beaucoup plus contre certains symboles politiques et économiques.
Le Boycott devient ainsi la résultante d’un mécontentement général contre la cherté de la vie, la passivité du gouvernement et sa responsabilité dans cet état général chaotique actuel où il ne présente aucune solution pour résoudre les dysfonctionnements et trouver des réponses et des solutions appropriées aux problèmes urgents et aux questions pressantes des citoyens !
Avec tous ces éléments réunis et la chronologie des événements qui se succèdent d’une manière rapide et qui déterminent parfois les choix pour remédier aux défaillances et trouver des solutions adéquates et efficaces, deux questions nous interpellent avec acuité et urgence : Le Séisme politique annoncé par le Roi se poursuivra-t-il ?
Les scénarios prévus par la Constitution
Si, la réponse est par l’affirmative, alors :
Sommes-nous sur le chemin de l’article 51[3]de la Constitution Marocaine de 2011 qui stipule que : « Le Roi peut dissoudre, par Dahir, les deux Chambres du Parlement ou l’une d’elles dans les conditions prévues aux articles 96[4], 97[5]et 98[6]. » ?
Si ce scénario semble l’une des solutions plausibles pour mettre à niveau le jeu politique sur la bonne voie et remettre la démocratie sur les rails avec le principe de la responsabilité et la reddition des comptes, il pose une autre interrogation pertinente et ambigüe à la fois. Est-ce que la population a encore confiance en ces partis politiques et ces politiciens qui se présenteront aux élections deux mois après la dissolution des deux chambres comme le stipule le texte constitutionnel ?
Un autre scénario peut être envisageable, c’est celui de mettre fin à plusieurs membres sinon la majorité du Gouvernement actuel à l’initiative du Roi et la mise en place d’un Gouvernement d’Union nationale avec toujours un Chef du Gouvernement issu du parti politique arrivé en tête des élections des membres de la Chambre des Représentants, comme le prévoit l’article 47[7]de la Constitution. Seulement, cette fois-ci, le Gouvernement n’est-il pas dans l’obligation morale d’être formé avec des vrais « technocrates » qui portent les couleurs politiques de la nouvelle majorité ?
Le troisième scénario possible consiste en la démission du Chef du Gouvernement selon la procédure stipulée par l’article 47 de la Constitution, et suite à laquelle le Roi met fin aux fonctions de l’ensemble du Gouvernement. A cet égard, le Chef du Gouvernement ne doit-il pas prendre son courage entre les mains et assumer toutes ses responsabilités devant cette situation de dysfonctionnement en présentant sa démission qui entraîne celle de tout son Gouvernement ?
Un quatrième scénario est celui de la dissolution de la chambre des représentants par le Chef de Gouvernement tel que stipulé dans l’article 104 de la Constitution.[8]
Le cinquième scénario possible mais qui reste très difficile à réaliser avec le jeu de la majorité et de l’opposition est celui du vote de la motion de censure par la chambre des Représentants telle que stipulé par l’article 105[9]de la Constitution, et qui entraîne la démission collective du gouvernement si ladite motion est signée par au moins le cinquième des membres composant la chambre, et ensuite votée par la majorité absolue des membres qui la composent.
Tous ces scénarios conduiront impérativement à une nouvelle échéance législative, qu’on a essayé d’éviter depuis le retard de la formation d’une majorité à l’issue des législatives de 2016, faute de moyens mais aussi par peur de la non mobilisation de l’électorat. Certes, dans le jeu démocratique, on ne vote pas « technocrates », seulement, avec la distance prise par les citoyennes et les citoyens des partis politiques et le risque d’un échec du processus électoral par le biais d’une abstention massive, peu d’issues se présentent. L’urgence, ne nous impose-elle pas d’habiller « encore » des technocrates avec des couleurs politiques pour sauver le pays et atténuer les tensions afin d’aller de l’avant ?
Par Dr Ali Lahrichi*
*Ali Lahrichi est Docteur en Droit Public, en Relations Internationales et Sciences Politiques. Il est également auteur et chroniqueur.
[1]Auteur et théologien américain 1810-1888
[2]Extrait du Discours du Roi Mohammed VI du 13 octobre 2017 à l’occasion de la première session de la 2èmeannée législative de la 10èmelégislature.
[3]Article 51 : Le Roi peut dissoudre, par dahir, les deux Chambres du Parlement ou l’une d’elles dans les conditions prévues aux articles 96, 97 et 98.
[4]Article 96 : Le Roi peut, après avoir consulté le président de la Cour Constitutionnelle et informé le Chef du Gouvernement, le président de la Chambre des Représentants et le président de la Chambre des Conseillers, dissoudre par dahir, les deux Chambres ou l’une d’elles seulement. La dissolution a lieu après message adressé par le Roi à la Nation.
[5]Article 97 : L’élection du nouveau Parlement ou de la nouvelle Chambre intervient deux mois, au plus tard, après la dissolution.
[6]Article 98 :Lorsqu’une Chambre est dissoute, celle qui lui succède ne peut l’être qu’un an après son élection, sauf si aucune majorité gouvernementale ne se dégage au sein de la Chambre des Représentants nouvellement élue.
[7]Article 47 : Le Roi nomme le Chef du Gouvernement au sein du parti politique arrivé en tête des élections des membres de la Chambre des Représentants, et au vu de leurs résultats.
Sur proposition du Chef du Gouvernement, Il nomme les membres du gouvernement.
Le Roi peut, à Son initiative, et après consultation du Chef du Gouvernement, mettre fin aux fonctions d’un ou de plusieurs membres du gouvernement.
Le Chef du Gouvernement peut demander au Roi de mettre fin aux fonctions d’un ou de plusieurs membres du gouvernement.
Le Chef du Gouvernement peut demander au Roi de mettre fin aux fonctions d’un ou de plusieurs membres du gouvernement du fait de leur démission individuelle ou collective.
A la suite de la démission du Chef du Gouvernement, le Roi met fin aux fonctions de l’ensemble du gouvernement. Le gouvernement démissionnaire expédie les affaires courantes jusqu’à la constitution du nouveau gouvernement.
[8]Article 104 : Le Chef du Gouvernement peut dissoudre la Chambre des Représentants, par décret pris en Conseil des ministres, après avoir consulté le Roi, le président de cette Chambre et le président de la cour constitutionnelle.
Le Chef du gouvernement présente devant la Chambre des Représentants une déclaration portant notamment sur les motifs et les buts de cette décision.
[9]Article 105 : La Chambre des Représentants peut mettre en cause la responsabilité du gouvernement par le vote d’une motion de censure. Celle-ci n’est recevable que si elle est signée par le cinquième au moins des membres composant la Chambre.
La motion de censure n’est approuvée par la Chambre des Représentants que par un vote pris à la majorité absolue des membres qui la composent.
Le vote ne peut intervenir que trois jours francs après le dépôt de la motion. Le vote de censure entraîne la démission collective du gouvernement. Lorsque le gouvernement est censuré par la Chambre des Représentants, aucune motion de censure de cette Chambre n’est recevable pendant un délai d’un an.