Dans cette 5e partie, l’économiste Omar Bakkou revient en détail sur les caractéristiques d’un modèle institutionnel.
Vous avez présenté lors des précédents entretiens les caractéristiques de deux principales composantes de notre modèle de développement, à savoir celles économique et sociale. Quid de la composante institutionnelle ?
L’identification des caractéristiques d’un modèle institutionnel requiert, en principe, l’analyse de ses trois principales composantes.
Ces composantes sont l’Etat, le secteur privé et le secteur intermédiaire.
Dans le cas du Maroc, la principale caractéristique du modèle institutionnel réside, de mon point de vue, dans la place de l’institution monarchique au sein de l’Etat.
Cette place a été décrite, selon les termes du rapport de la CSMD comme suit : « l’institution monarchique est la clé de voûte de l’Etat, elle est la garante des équilibres, notamment à moyen à long terme ».
Cette position de la monarchie au sein de l’appareil de l’Etat émane de la place qu’occupe cette institution au sein de la société.
En effet, l’institution monarchique est le symbole de l’unité de la Nation.
Cette principale caractéristique du modèle institutionnel marocain constitue un atout majeur de notre modèle de développement.
Comment ?
Car la présence de l’institution monarchique au sein de l’appareil décisionnel permet de réduire la tension entre les échelles du temps.
Cette réduction permet à son tour de mettre nos choix à l’abri des dangers d’une gestion de court terme.
« La monarchie permet de mettre le Maroc à l’abri des dangers d’une gestion de court terme ». Pourriez-vous nous expliquer cela davantage ?
Oui effectivement, car un régime politique où le gouvernement issu du vote populaire a la main sur toutes les décisions publiques aura tendance à verser dans le « populisme » .
Le populisme qualifie les cas où l’Etat opte pour des choix qui plaisent à la population mais qui peuvent s’avérer dangereux à long terme.
Pourriez-vous nous expliquer davantage cet aspect ?
Pour mieux comprendre cette question, il faudrait pousser la réflexion un peu plus loin en s’interrogeant notamment sur la raison d’être de l’Etat même.
En effet, l’existence de l’Etat s’explique par l’obligation pour une communauté d’avoir une organisation qui s’occupe de l’intérêt général.
Cette organisation diffère d’un pays à l’autre en fonction de plusieurs critères.
L’un des critères de différenciation les plus importants est celui du mode du choix de ceux qui gouvernent ladite organisation, l’Etat .
Ce mode se résume en une question principale : s’agit-il d’un choix opéré librement par la population ou plutôt imposé à la population par une minorité ?
Ce critère permet de différencier les modes de gouvernance des Etats en deux catégories de régimes : les régimes démocratiques et les régimes autocratiques.
Les systèmes démocratiques correspondent à des modes d’organisation dans lesquels ceux qui gouvernent l’Etat sont choisis par la population.
Alors que les systèmes autocratiques correspondent à des modes d’organisation dans lesquels ceux qui gouvernent l’Etat ne sont pas choisis par la population.
Selon la pensée majoritaire, les systèmes démocratiques s’occupent mieux de l’intérêt général comparativement aux systèmes autocratiques.
Cette pensée se fonde sur l’idée que les systèmes démocratiques permettent d’éviter deux maux des systèmes autocratiques.
Ces maux sont l’indifférence des gouverneurs par rapport aux intérêts collectifs de la population et l’usure du pouvoir.
L’ indifférence des dirigeants dans les systèmes autocratiques provient du fait que ces dirigeants ne sont pas choisis par la population.
Cela a pour conséquence que lesdits dirigeants sont présumés ne pas porter les soucis de cette population.
Quant à l’usure du pouvoir, elle provient du fait que les dirigeants dans les systèmes autocratiques auront tendance à durer dans leurs fonctions.
Cette durabilité se traduit en effet par la déconnexion de ces dirigeants par rapport aux réalités.
Cette déconnexion donne lieu par la suite à la corruption, la démesure, etc.
Dans la pratique ce lien présumé entre le régime politique et la qualité des politiques publiques n’est pas prouvé.
Comment ?
En effet, si la liste des régimes autocratiques ayant taxé leurs sujets pour financer des modes de vie extravagants est sans fin, la liste des régimes démocratiques ayant taxé des générations pour financer des modes de vie démesurés des générations qui les précédent est également sans fin.
Cela bien entendu , à travers le mécanisme de la dette publique qui fait qu’une génération de citoyens paie une dette qu’elle n’a pas consommé.
Inversement, plusieurs régimes autocratiques ont réussi à sortir leurs citoyens de la pauvreté (cas de la Chine, des pays du Sud-est asiatique, etc.).
De même que plusieurs régimes démocratiques ont également réussi à inscrire leurs pays dans une trajectoire de développement équilibré (pays scandinaves, etc.).
En outre, l’implantation de régimes démocratiques dans des pays qui présentent des fragilités économiques et sociales a abouti à des catastrophes dans plusieurs cas, tels le Liban, l’Irak, etc.
Tandis que les régimes autocratiques réussissent généralement à stabiliser les pays dans lesquels ils sont appliqués.
Ces éléments montrent qu’aucun régime ne peut prétendre à une supériorité en matière de gouvernance publique par rapport à un autre .
Ils montrent également que la meilleure solution réside plutôt dans le choix de régimes cohérents avec les caractéristiques du pays concerné.
–Choix de régimes cohérents avec les caractéristiques du pays concerné, cela nous rappelle la doctrine de feu Hassan II éloquemment explicité lors de son discours du 7 mai 1996 à l’assemblée nationale de la République française ?
Effectivement, car l’analyse profonde des systèmes politiques existant au niveau mondial permet de relever que la distinction système démocratique versus système autocratique constitue une pure illusion.
En effet, la majorité des pays, y ceux pris en référence en matière de démocratie, adopte des régimes hybrides en écartant les sujets stratégiques du jeu démocratique.
Ces sujets ( sécurité, équilibre budgétaire, gouvernance monétaire, etc.) sont souvent gérés par des structures plus ou moins indépendantes des organes élus.
En fait, la clé de la réussite en matière de gouvernance publique réside dans la capacité d’une collectivité à établir la bonne frontière entre les sujets stratégiques qui requiert de la constance et les autres sujets où les inflexions décisionnelles seraient plutôt avantageuses pour l’intérêt collectif.
Cette capacité est toutefois difficile à maintenir dans la durée.
Cette difficulté émane d’une part, de la forte demande politique pour des mesures publiques favorables à court terme pour la population et, d’autre part, de la faible résistance de l’offre politique face à cette demande persistance.
Cette faible résistance est liée, d’une part, à l’horizon temporel des partis politiques (horizon qui demeure limité au cap des mandats électoraux), et d’autre part, à l’inexistence d’entité institutionnelle crédible capable de protéger « le marché politique » contre les éventuelles dérives déstabilisatrices.
Au Maroc, justement l’institution monarchique joue ce rôle de grand régulateur du système démocratique et de gestionnaire des dossiers stratégiques, ceux ayant un horizon temporel supérieur à celui du champ politique.