Plusieurs défis se dressent devant la région arabe pour rallier la quatrième révolution industrielle. Notamment la finalité et les modalités d’utilisation de l’intelligence artificielle et la technologie. L’éducation pierre angulaire pour rallier la révolution numérique, ne devrait en aucun cas être perçue comme bien marchand. Les explications avec Younes Abouyoub, Directeur de la Gouvernance et de la Construction des Institutions de l’Etat, auprès des Nations Unies.
EcoActu.ma : Quels sont, à l’ombre de la quatrième révolution industrielle, les principaux défis qui se dressent devant le monde arabe ?
Younes Abouyoub : Le premier défi, quant à l’usage technologique, est que cette région n’est pas productrice de technologie ; elle en est juste consommatrice et par conséquent des « choix » lui sont imposés. Les données, que la technologie utilise, constituent, d’après leur valeur financière, la nouvelle richesse ; désormais nous savons tous que la valeur des données dépasse celle d’un baril de pétrole.
Si la région arabe est riche en pétrole, elle est, en revanche, indigente en matière de technologie et de production technologique, considération faite de ce que toutes les données sont collectées et stockées en dehors de la région arabe, particulièrement aux Etats-Unis d’Amérique. A partir de là, tout contrôle de données devient impossible pour les états arabes ce qui signifie, en d’autres termes, l’absence de « souveraineté technologique ».
Le second défi est ce qu’on peut désigner par « analphabétisme numérique » qui exige, par conséquent, le renforcement des compétences du citoyen, de l’individu pour accompagner la mutation numérique sinon la fracture numérique qui existe entre les pays avancés et les pays en développement se creusera davantage.
Le troisième défi, lui, concerne l’interrogation sur la technologie en elle-même ! Celle-ci est-elle un moyen ou bien une fin en soi ? Ma conviction propre c’est que la technologie n’est qu’un moyen, un instrument pour réaliser un objectif… atteindre un but celui du bien-être Humain et de la prospérité des sociétés humaines. Mais si le travail des gouvernements consiste toujours et exclusivement en la réalisation de la croissance économique sans pour autant la transformer en un développement humain réel, ce sera un vœu pieux ! Réaliser, en l’absence d’un véritable développement humain, des taux élevés de croissance économique ne signifie pas nécessairement la prospérité de l’Humain et de la société.
Comment percevez-vous l’antagonisme en cours dans le cadre de la guerre technologique et numérique et son avenir ?
La guerre cybernétique et les questions liées à la cyber-sécurité datent depuis plus de deux décennies. Le monde arabe accuse dans ce cadre un retard très conséquent.
Plusieurs états de par le monde ont pris conscience de cette réalité. La Chine, par exemple, a réussi à édifier son propre réseau internet, propriété de l’Etat, et a interdit l’accès au marché chinois à tous les grands fournisseurs de services internet s’ils ne se conforment pas à un certain nombre de critères et conditions ; car la Chine s’est bien rendue compte de ce que représente cette nouvelle guerre, la guerre numérique, et de l’importance des données, de leur valeur financière et de leur danger sécuritaire. C’est pour ces raisons là que l’Empire du milieu a protégé ses données et a interdit qu’elles soient reliées aux réseaux d’entreprises externes à la Chine. Ce n’est pas le cas du monde arabe dont les données dans leur ensemble sont stockées à l’extérieur la région et de ce fait les pays arabes, ont, d’emblée, perdu ce défi.
Qu’est-il demandé aux pays arabes pour pouvoir intégrer la révolution numérique ?
La première des questions, essentielle, c’est la volonté politique. Après il appartient aux Etats de la région arabe de fournir les efforts nécessaires pour rattraper ce retard et dépasser la fracture technologique.
Sans doute que pour réaliser cela l’entrée principale réside-t-elle dans le fait d’investir dans l’enseignement. L’enseignement dans toutes ses dimensions et non seulement l’enseignement technique.
L’investissement dans l’enseignement doit reposer sur la réponse à la question essentielle : Quel être humain voulons-nous pour les vingt prochaines années ? Cela nécessite une vision, une vision que les politiques posent, planifient et mettent en œuvre.
La clé indispensable pour remporter le pari de rallier la révolution numérique, est l’enseignement qui en est la pierre angulaire, l’élément fondamental, et ce loin de toute marchandisation de l’enseignement qui perçoit en celui-ci, exclusivement, une marchandise lucrative. Sans cela, il est impossible de combler la fracture actuelle sur le plan du développement technologique et numérique.
Le meilleur exemple de cette mutation est celui de la Corée du Sud qui, par comparaison à toutes les richesses naturelles des pays de la région arabe, ne dispose d’aucune ressource naturelle. Le bond réalisé par la Corée du Sud de 1960 à nos jours – à l’époque où le revenu national brut de certains pays de la région arabe dépassait de loin celui de la Corée – n’est pas fruit du hasard. Ce bond est tel que toutes les donnes se trouvent totalement bouleversées. Désormais certaines entreprises coréennes réalisent un revenu dépassant le revenu national brut de certains pays de la région arabe. Le facteur essentiel dans tout cela est l’investissement massif de la Corée du Sud dans l’enseignement. Elle a même créé un Ministère, spécifique, dénommé Ministère du Savoir et de l’Economie du Savoir et c’est ainsi qu’elle a pu former une génération nouvelle productrice du savoir, à jour et agissante, vigoureusement, dans la révolution numérique.
Je crois, pour ma part, que c’est la voie que doivent emprunter les Etats de la région arabe, pour surmonter la fracture existante dans les domaines de la technologie et du numérique, et du coup du développement humain. Et j’ai l’intime conviction que les pays arabes ont tout le potentiel nécessaire pour ce faire. Le monde arabe compte environ 422 millions d’habitants actuellement, l’investissement dans l’enseignement, s’avère donc nécessaire. Ceci permettra d’investir dans cette richesse humaine, en vue d’un vrai développement durable, faute de quoi tout ce capital humain ne sera, à l’avenir, qu’une charge.
Qu’en est-il de l’intelligence artificielle surtout avec l’apparition de voix la soutenant et d’autres la dénonçant ?
L’intelligence artificielle tout comme la technologie de façon générale sont de mon point de vue, des instruments neutres dans le sens où c’est l’Humain qui en est le créateur et l’inventeur, tout comme c’est le cas pour l’invention et la fabrication des armes et d’autres innovations et inventions. Le débat concerne, donc, plutôt la manière et la façon dont sont d’utilisées ces inventions et leur finalité. Soit en bien qui sert l’humanité ; soit en mal qui l’asservi et qui lui est préjudiciable en fin de compte.
En dépit de tout ce qui précède il est navrant de constater que l’orientation prise par le monde n’augure rien de bon dans le sens où toutes ces inventions technologiques sont utilisées pour davantage de contrôle, de domination et de destruction.
Les possibilités que ces moyens offrent en matière de contrôle et de domination font froid dans le dos ; elles sont extrêmement dangereuses. Et c’est justement pour cette raison que si on ne régule pas au plus vite l’utilisation de ces instruments, le monde connaîtra à terme la fin de notions telles que « Liberté » et « Démocratie », tout comme sera mise à rude épreuve l’intimité de la vie privée de l’Humain. Et nul doute que les prémices dans ce sens commencent déjà à apparaître.
Enfin, ces instruments technologiques sont étroitement liés au mode de leur utilisation et à la fin pour laquelle ils sont employés. S’ils sont dédiés à servir le bien-être de l’Humain c’est tant mieux, mais si au contraire ils sont utilisés de manière nocive et pernicieuse, alors l’Humain deviendra l’esclave des algorithmes dont il a été lui-même l’instigateur au départ !