2- Facteurs de survenance de la fraude interne
La théorie de l’association différentielle
D’un point de vue académique, le fondateur de la recherche sur le thème de la fraude est Edwin. H. Sutherland (1883–1950), sociologue-criminologue de l’université de Chicago puis de l’université de l’Indiana. Il est l’inventeur de la notion de « quasi-criminalité d’affaires » (Sutherland, 1935) et de l’expression de « crime en col blanc » « Withe Collar Crime » (Sutherland, 1940) pour désigner les pratiques pénalement sanctionnables des dirigeants d’entreprise, en soulignant la « réaction sociale différentielle » à ce type d’activités transgressives, échappant à toute réprobation sociale. Ses travaux aboutissent à une théorie connue sous le nom de la théorie de l’association différentielle. Elle s’inscrit dans un des principaux courants de la sociologie américaine de la déviance, la théorie de la déviance culturelle.
Cette théorie vise à identifier et à comprendre les causes nécessaires et suffisantes de l’infraction. D’après Sutherland, le comportement frauduleux délictueux est appris en s’associant avec des délinquants. En effet, le comportement criminel de l’individu va suivre une série d’étapes : l’apprentissage des compétences (techniques) nécessaires pour pratiquer la fraude, l’apprentissage des situations où ces techniques peuvent être utilisées, et l’assimilation et l’acceptation des explications qui peuvent donner la légitimité à l’acte frauduleux.
Pour Sutherland, la fraude est structurellement organisée. Pour cela il adopte à la fois une approche de l’individu et une autre de l’organisation. Pour la compréhension du comportement frauduleux, ces deux approches ne peuvent être dissociées. En effet, chez Sutherland le cadre organisationnel est une variable explicative du comportement frauduleux. Selon lui, les entreprises commencent par adopter des comportements transgressifs les menant à la fraude par des actes dont les preuves sont difficiles à établir en anticipant les contrôles éventuels. Ces comportements frauduleux, pour ce faire, seront menés à tous les niveaux de l’organisation en interaction entre eux et avec la culture de celle-ci. De ce fait, le « corporate fraud » finit par servir l’« occupational fraud », ne serait-ce que parce que le salarié trouve son compte (conservation de son poste, promotion, primes et divers bonus, …).
N’ignorant pas que la criminalité se rencontre dans toutes les classes sociales, Sutherland avance l’idée que la criminalité en col blanc bénéficie d’une protection sociale face à l’intervention du système répressif du fait du statut social élevé de ses auteurs. « Dix ans plus tard quand Sutherland rassemble ses réflexions dans son ouvrage « Withe Collar Crime » (1949) son approche a évolué : le critère de définition n’est plus le statut social élevé de l’individu, mais le fait que le délit soit commis durant l’exercice de son activité professionnelle » (A. Spire, 2013). L’expression est depuis utilisée d’une façon plus large pour définir tous les crimes économiques et financiers, commis par toute personne dans le cadre de son activité professionnelle et quel que soit son statut.
La théorie de D.R. Cressey « Triangle de la fraude »
Le second travail académique d’envergure abordant le thème de la fraude interne a été réalisé par Donald R. Cressey, sociologue américain (1919-1987). Disciple d’E. Sutherland, il fut son étudiant à l’Université d’Indiana. À la différence de Sutherland qui a étudié les actes criminels en milieu d’affaires, Cressey porta son attention sur les escrocs. À cet effet, c’est dans le cadre d’une recherche doctorale en criminologie, orientée sur les détournements de fonds opérés par des escrocs, qu’il obtint l’autorisation de s’entretenir avec plus de 200 prisonniers condamnés pour ce délit afin de comprendre les motivations qui les ont poussés à frauder.
En extrayant les similitudes de l’ensemble des cas étudiés, Cressey arrive à des résultats qui font apparaître que le passage à l’acte frauduleux résulte de la réunion de trois facteurs, qu’il développa dans un modèle, devenu, depuis, un cadre conceptuel important pour comprendre la logique des fraudeurs: le « triangle de fraude » (Cressey, 1950). Ces trois facteurs ou faits générateurs sont présents quel que soit le type de fraude : une opportunité, un besoin ou une pression et une rationalisation. Le triangle de la fraude sert non seulement à l’analyse des causes de fraude, mais aussi à comprendre les modes opératoires de celle-ci.
Triangle de la fraude de Cressey
Pour Cressey, la pression se rapporte à ce que le fraudeur éprouve. C’est elle qui crée la motivation chez le fraudeur. Les problèmes que doit résoudre le fraudeur sont essentiellement financiers et occasionnés par un train de vie élevé, la nécessité d’éponger des dettes, l’addiction au jeu, des circonstances exceptionnelles pouvant menacer la profitabilité ou la pérennité financière de l’entreprise, etc. La pression peut être aussi le fait du management qui considère la fraude interne comme un acte déviant acceptable, dans certaines limites fixées d’un commun accord avec les salariés. Par cette considération la fraude est érigée en processus informel et intégrée dans la gestion, rejoignant en cela la dimension culturaliste de la théorie de Sutherland.
L’opportunité identifiée par le fraudeur, consiste, selon Cressey, en l’occasion de frauder, découlant des failles du système. L’opportunité se manifeste de deux façons : la première est la perception par le fraudeur de l’existence de zones de faiblesses dans l’environnement de contrôle et la deuxième est la conviction qu’il peut agir impunément. Cette opportunité est souvent rendue facile par la connaissance et la maîtrise du fraudeur de l’environnement dont lequel il opère, par sa position dans l’organisation qui lui permet de contourner à son avantage les contrôles et les règles et aussi par sa compétence pointue dans un domaine lui permettant de commettre l’acte relativement facilement.
Ce facteur, avancé par Cressey pour expliquer le passage à l’acte, découle d’une approche technique qui considère que l’absence, la qualité ou l’insuffisance de fonctionnement du dispositif de contrôle interne va être exploitée par le fraudeur et ceci, avec d’autant plus d’ampleur que la culture dans laquelle il baigne offre des possibilités de rationalisation. Le fraudeur croit en la relativité des contrôles, faisant peu de cas de ceux-ci, il va même les défier dans un déni total tout en banalisant son acte, imitant en cela des proverbes siciliens, « Cui inventa liggi, inventa frodi », « Nova liggi, nuova malizia », traduits en français comme suit : « Qui invente une loi, invente une fraude », « Nouvelle loi, nouvelle malice ».
Cressey avance également l’argument que le fraudeur cherchera à rationaliser son acte par des arguments personnels acceptables par rapport à son système de valeurs ; cette attitude se confirme, non seulement, après qu’il réalise son acte, mais aussi avant de le commettre, trouvant en lui les motivations (nécessités de l’existence quotidienne, effet d’entraînement, etc.) pour l’opérer. La rationalisation est, finalement, un processus mental qui permet le passage à l’acte et l’absence de culpabilité de son auteur.
Pour Cressey, quand bien même la pression est extrême, la fraude ne peut se produire à moins que l’opportunité (capacité + intelligence interprétative) se présente. Le pont entre pression et opportunité sera créé quand un individu peut rationnaliser son comportement frauduleux. Le fraudeur se verra, ainsi, perpétuer ses actes aussi longtemps qu’il arrivera à réunir ces trois éléments.
Bien que d’autres théories soient apparues ultérieurement, les théories de Sutherland et Cressey restent dominantes pour comprendre et expliquer les soubassements du passage à l’acte du fraudeur. Si la théorie de Sutherland comporte une dimension culturaliste « inédite », expliquant que les règles en vigueur dans chaque sous-culture déterminent l’attitude devant les infractions et leur acceptation ou tolérance, Cressey montre que le fraudeur obéit à des facteurs génériques expliquant son acte : l’opportunité (facteur situationnel), la pression (facteur spécifique à l’organisation ou situationnel lorsqu’il s’agit du salarié) et la rationalisation (facteur personnel, lié à une culture « élastique » de l’individu (A. Minot, 2009)).
L’acception du terme de fraude et ses facteurs explicatifs génériques étant déterminés, il convient à présent d’exposer les indicateurs de fraude qui devraient attirer l’attention sur les situations de fraude et de dresser une typologie des fraudes commises en interne par les collaborateurs de l’entreprise.
3- Typologie des fraudes
La fraude est multiforme. Les approches de classification sont nombreuses. En effet, les fraudes internes peuvent être classées selon la façon dont elles sont dissimulées, selon qu’elles portent sur les processus, sur la manipulation des états financiers visant à présenter ceux-ci sous un angle amélioré ou détérioré ou être considérées comme externes lorsqu’elles sont menées contre l’entreprise par des tiers avec la complicité ou non de collaborateurs de celle-ci.
Afin d’aider les organisations à procéder à un brainstorming sur les scénarios de risque de fraude, l’ACFE a dressé un inventaire générique des fraudes les plus fréquentes sous la structure suivante:
– manipulation intentionnelle des états financiers ou fraude comptable ;
– détournement d’actifs ;
– corruption.
La fraude comptable consiste à présenter de manière intentionnelle des comptes annuels ne donnant pas une image fidèle des comptes et ne représentant pas la réalité économique de l’entreprise. Le but est de tromper la perception des utilisateurs des états financiers, principalement les créanciers et les actionnaires.
Le détournement d’actifs est la subtilisation de biens ou de fonds appartenant à l’entité au profit d’un ou plusieurs individus, sans contrepartie pour l’entité victime du détournement. Tous les processus de l’entreprise peuvent être la cible d’une fraude suivant ce mécanisme.
La corruption est l’utilisation abusive d’un pouvoir à des fins privées telles que, l’enrichissement personnel ou d’un tiers, en contrepartie d’un cadeau, d’argent ou d’autres avantages. Il s’agit d’une fraude hors comptes ne présentant pas suffisamment d’éléments de preuve de l’acte qui a été commis.
Cette classification ne prend pas en considération la cybercriminalité, enjeu majeur pour des entreprises de plus en plus connectées. L’expansion vertigineuse de ce type de fraude est due essentiellement à l’impact des nouvelles technologies dont l’utilisation par les entreprises n’est, souvent, pas accompagnée de mesures de protection adéquates et évolutives. Ce type de fraude, dominé par le vol d’informations et de données bancaires, peut provenir des salariés actuels ou anciens, d’actuels ou d’anciens prestataires de services de l’entreprise, de ses partenaires voire de pirates informatiques.
La fraude en milieu de travail est un risque opérationnel qui peut prendre plusieurs formes. Elle s’apparente à un comportement opportuniste de l’individu influencé ou pas par un système réticulaire qui le pousse à inscrire son acte dans une logique qu’il se construit à travers ce qu’il perçoit autour de lui.
La prise de conscience quant à la nécessité de lutter contre la fraude interne peut se heurter à la faiblesse du dispositif de contrôle interne ; il faut dès lors le renforcer. Un dispositif de contrôle interne adapté au contexte de l’organisation permet, en effet, de détecter les risques de fraudes au plutôt et de réduire l’ampleur et les conséquences du phénomène.
Mohsin BERRADA
Doctorate in Business Administration – Nice Sophia Antipolis
Consultant en prévention et détection de fraude en milieu de travail
Auteur du livre « L’audit interne tout simplement – Outil de création de valeur et d’amélioration
de la gouvernance des organisations ».