Cet article aurait pu avoir un titre un peu plus « soft » mais il était difficile d’éviter la principale conclusion de ce travail. Le Programme d’Électrification Rurale Global (PERG) est non seulement une fierté de tous les marocains mais fait aussi l’objet d’un intérêt certain à l’échelle internationale, notamment en Afrique Sub-saharienne.
En effet, porter un taux d’électrification rurale de 18% à près de 100% en un temps record a nécessité de multiples défis : performance technique de l’ONEE, pour avoir multiplié par trois la longueur du réseau électrique et effort financier de l’Etat et des citoyens, pour y avoir consacré près de 1% du PIB du pays sans que les investissements privés n’y soient pour grand chose.
L’ONEE-BE n’est pas sortie indemne de cette véritable course combinée de vitesse et d’endurance qui s’est conclue par de multiples impacts économiques et sociaux favorables qu’il serait trop long d’énumérer ici. Mais maintenant que l’extension du réseau électrique de l’ONEE-BE est un fait établi, peut-être serait-il temps de ne plus se contenter de l’autosatisfaction mais d’en analyser et d’en corriger tous les travers.
Une telle extension de réseau électrique ne pouvait se faire sans dégâts collatéraux et, puisque l’on nous explique que la « maîtrise de l’envergure » est un des facteurs-clés de la réussite d’un projet, alors profitons-en pour parler des « pertes non-techniques », défaut patent et manifeste dans la « maîtrise d’envergure » de l’extension du réseau électrique marocain.
Schéma synoptique des livraisons d’électricité au Maroc
Toutes les données initiales utilisées dans cet article proviennent de sources officielles[1], [2]. Toutefois, les livraisons réalisées pour le compte des IPP de la LER13/09 ont été estimées avec un rendement de 96%.
La Figure 1, qui va guider notre explication, montre un schéma des flux des livraisons d’électricité au Maroc. Les chiffres qui y sont indiqués représentent les énergies électriques mises en jeu pour l’année 2022 (en GWh soit 1 million de kWh).
Figure 1 Schéma des flux d’électricité en 2022 (chiffres en GWh annuels)
Inutile à cet article, nous ignorons volontairement ce qui se passe plus à droite de cette Figure 1, notamment dans les réseaux des autres distributeurs situés en aval des livraisons faites par le réseau de l’ONEE-BE :
- on y a injecté 42’308 GWh d’électricité nette appelée (E.N.A.) en 2022 dont l’évolution dans le temps est représentée en vert dans la Figure 2,
- il en est sorti 35’932 GWh en 2022, dont l’évolution dans le temps est représentée en bleu dans la Figure 2, pour être livrées :
- aux 11 autres Distributeurs (privés et communaux),
- aux clients directs de l’ONEE-BE,
- aux clients des producteurs indépendants (IPP) agissant dans le cadre de la LER 13/09.
Dans les conditions de 2022, l’électricité nette appelée et les livraisons totales assurées par le réseau de l’ONEE-BE nous mènent à un rendement des livraisons plus faible que d’habitude (84.9%). Mais il est vrai que les conditions de l’année 2022 ont été particulières à cause de la quasi-absence de production des centrales au gaz naturel dans le nord et de la nécessité de parcours plus longs pour y livrer de l’électricité[3].
On se propose d’analyser l’évolution de la nature des pertes qui ont atteint 6’376 GWh en 2022. Nous l’avions déjà fait dans un article précédent[4] mais les données s’y arrêtaient à 2018 et, avec les données de 2022, nous avons pensé qu’il était temps de faire une mise à jour, quitte à la présenter plus simplement.
Evolution dans le temps de données pilotant les flux d’électricité
La Figure 2 montre l’évolution de diverses données caractérisant ou influençant les flux d’électricité :
- L’échelle bleue de gauche est une énergie électrique (en TWh, soit 1 milliard de kWh). S’y rapportent :
- les triangles verts de l’énergie électrique nette appelée entrant dans le réseau de l’ONEE-BE,
- les ronds bleus de l’énergie électrique livrée par le même réseau.
La différence entre les deux donne les pertes et leur rapport le rendement de livraison du réseau.
- L’échelle rouge de droite est une longueur de réseau électrique (en milliers de km). Les carrés rouges qui s’y rapportent représentent la longueur totale du réseau exploité par l’ONEE-BE, somme des longueurs des réseaux THT & HT (≥ 60kV), MT (15 et 20 kV) et BT (220 V).
Figure 2 Evolution de l’électricité entrante et sortante du réseau de l’ONEE et sa longueur
Éléments liés à la longueur totale du réseau électrique de l’ONEE-BE
En résumé, les pertes techniques d’un réseau électrique se composent :
- de pertes régulières (dues à la longueur et à la section des câbles),
- de pertes singulières (dues, ici, aux postes de transformation THT/HT ou HT/MT ou MT/BT).
Dans un réseau correctement dimensionné, les transformateurs (et leurs pertes) sont adaptés à la longueur du réseau électrique et les pertes techniques deviennent alors, en moyenne, proportionnelles à la longueur.
La Figure 3 montre comment varient les livraisons totales de l’ONEE-BE ainsi que les pertes dans son réseau avec sa propre longueur :
- Les livraisons totales de l’ONEE-BE (en TWh) sont représentées par des carrés bleus dont la variation moyenne s’avère, comme il se doit, être une droite passant par l’origine représentée dans la même couleur. La pente de cette droite indique que l’ONEE livre, en moyenne, un peu plus de 95,7 kWh par an pour chaque kilomètre de ligne.
- Deux éléments des pertes du réseau de l’ONEE-BE sont représentés en rouge :
- Les pertes totales (différence entre les courbes verte et bleue de la Figure 2) sont représentées par des ronds rouges dont la variation moyenne est la courbe en trait continu de même couleur.
- Les pertes techniques, qui devraient être proportionnelles à la longueur, sont obtenues en retenant les premiers points des pertes totales qui se comportent comme une droite passant par l’origine et leur évolution moyenne est indiquée par la droite en pointillés rouges. La pente de cette droite indique que les pertes techniques sur le réseau de l’ONEE représentent un peu plus de 10,8 kWh par an pour chaque kilomètre de ligne.
Figure 3 Corrélation entre la longueur du réseau de l’ONEE-BE, ses livraisons et ses pertes
Par ailleurs, la Figure 3 appelle les commentaires suivants :
- Les livraisons de l’ONEE-BE ont augmenté de façon directement proportionnelle à la longueur totale du réseau électrique, d’ailleurs la droite moyenne (en bleu) passe même par l’origine du graphique.
- A un certain stade de l’avancée du réseau électrique, les pertes totales ont commencé à s’écarter d’un comportement linéaire (pointillés rouges). La différence entre la courbe rouge des pertes totales et la droite des pertes techniques en pointillés ne saurait être mieux désignée par un autre vocable que celui de « pertes non-techniques », emprunté aux gens du métier (les nôtres ne l’évoquant qu’en « mode Off », en tous cas jamais dans les présentations ou documents publics).
- Le rapport de la droite des pertes techniques à celle des livraisons nous permet d’estimer un taux de pertes techniques moyen sur l’ensemble de la période à 10.2% [1.08 / (1.08+9.57)], soit un rendement de 89.8%, qui, bien que plus faible, est parfaitement incompatible avec un rendement moyen des livraisons de l’ONEE à 91.0% entre 1999 et 2006.
Dans la Figure 4, la courbe en rouge représente l’évolution dans le temps des ces pertes « non-techniques » où elles sont comparées à la compilation des productions d’électricité renouvelable du pays.
Figure 4 Comparaison des pertes non – techniques avec la production d’électricité renouvelable
Ainsi donc, malgré les incertitudes d’une telle méthode, qui pourraient mener à autant de surévaluation que de sous-estimation, force est de constater que les pertes non-techniques dans les livraisons de l’ONEE se sont situées autour de 1 TWh entre 2012 et 2017 et autour de 1,5 TWh entre 2018 et 2022, même s’il semble que celles-ci aient entamé une baisse après 2019.
Comment commenter un tel constat ?
Les pertes techniques nécessiteraient un diagnostic à part mais avec bien d’autres informations que celles rapportées ici. Même s’il est sans doute possible de les réduire quelque peu, elles sont, hélas, une fatalité de l’extension de réseau dans un pays où l’habitat rural est très dispersé (à l’inverse, par exemple de l’Egypte où l’essentiel de la population est située autour du Nil).
Quant aux « pertes non-techniques », elles révèlent des défauts de gestion qui peuvent et doivent être éradiquées au dire même de spécialistes[5]. Finalement, ces pertes « non-techniques » :
- avaient déjà absorbé la quasi-totalité de la production d’électricité éolienne du Maroc en 2012,
- ont toujours dépassé toute la production d’électricité solaire du Maroc !
Évidemment, les « pertes non-techniques » ne sont pas prélevées sur les seules centrales à énergie renouvelables puisqu’une partie de la production de toutes les centrales y contribue. Bien entendu, et surtout grâce au fait que leur valeur tendrait à diminuer, on ne peut pas parler de « dérapage » puisque, pour l’instant, les « pertes non-techniques » ne représenteraient que 2.5% de l’électricité du pays. Mais justement, si cet article a évité de trop s’attarder sur les valeurs relatives (pourcentage de pertes ou de rendement) c’est que, cette énergie prélevée sur le réseau de l’ONEE-BE et non-facturée par lui représente un manque à gagner de l’ordre du milliard de Dh annuel !
De tels montants ne seraient plus compatibles avec le « voile de pudeur » qui est lancé sur cette affaire de pertes « non-techniques ». En effet, les montants mis en jeu sont comparables à l’écart entre le paiement et la vente de l’électricité solaire thermodynamique de Ouarzazate qui a pourtant fait couler beaucoup d’encre. A défaut d’explication, officielle ou officieuse, sur ce sujet, on est bien obligé, pour susciter d’éventuelles réactions et débats, de livrer les bruits de couloir qui circulent sur cette affaire, sans vraiment les hiérarchiser :
- On raconte que, maintenant que les activités d’eau et d’électricité sont regroupées dans l’ONEE, la Branche Eau ne payerait pas les factures d’électricité liées à l’adduction et le transport de l’eau et que symétriquement, la Branche Electricité ne payerait pas ses factures d’eau.
- On raconte qu’on « achèterait la paix sociale » avec l’électricité, sans vraiment s’en cacher semble-t-il.
- En donnant des années d’électricité gratuite, et sans compteur, à des familles déplacées des zones d’habitat insalubre.
- En fermant les yeux sur des branchements sauvages, toujours sans compteur, dans des quartiers réputés « difficiles ».
Si l’ONEE est certes assujetti à pratiquer son métier de distributeur d’électricité avec responsabilité sociale, a-t-il vraiment vocation à payer pour ces « cas sociaux » ? – Si l’ONEE est supposé avoir cette vocation, alors pourquoi ne met-on pas de compteurs chez les bénéficiaires pour, au moins, en avoir une trace dans les bilans énergétiques de l’ONEE et sinon pourquoi l’a-t-on plongé là-dedans et comment l’en sortir ?
- On raconte qu’on « achèterait des voix » avec l’électricité en ordonnant des « branchements sans vente et sans compteurs » de quartiers ou villages entiers, quand cela doit faciliter une élection.
Si ceci s’avérait vrai, il ne faudrait pas du tout que ceux-ci soient mélangés aux précédents et que les choses rentrent dans le droit chemin.
- On raconte que des « instructions » exigent de ne pas prélever l’électricité de certains compteurs, mais il est beaucoup plus probable que ces fausses « instructions » seraient plutôt utilisées à mauvais escient.
- On imagine bien qu’une telle gabegie pourrait aussi ouvrir la porte à faire les choux gras de certains clients et agents qui trouveraient des terrains d’intérêts « convergents » au détriment de l’ONEE.
Bien qu’il ne s’agisse que de 2.5% de l’électricité nette appelée, c’est bien assez pour semer la pagaille dans le contrôle de gestion qui, quoique complexe, est parfaitement possible à condition d’en avoir la volonté et d’y affecter et les ressources adéquates. Il semblerait pourtant que les données matérielles pour connaître les « points noirs » soient là, ne fût-ce qu’avec le croisement du comptage sur les postes de distribution et les compteurs individuels… Mais est-on prêt à payer les sacrifices que suppose l’ouverture d’une telle Boîte de Pandore ?
Pourquoi les « pertes non-techniques » n’ont explosé qu’après 2011 ?
Autant de questions que, j’espère, le futur ne laissera pas sans réponse.
Il est tout à fait compréhensible qu’un tel article sur ces « pertes non-techniques » puisse paraître « insolent, alarmiste, prétentieux et sans nuance » à certains égards, mais l’absence de communication publique à ce sujet ne plaide ni pour la compréhension, ni pour les circonstances atténuantes. Par ailleurs, avec de tels montants en poche depuis plus de 10 ans maintenant, l’ONEE, en plus d’être un fleuron de nos Etablissements et Entreprises Publics (EEP), aurait pu être une institution financièrement saine qui aurait eu les moyens de ses ambitions sans devoir appeler les subsides de l’Etat pour faire ses investissements[6], [7] ou pour honorer ses créances à l’égard des entreprises qu’elle contracte[8][9]. A priori, les contribuables ne sont pas supposés payer pour ces « pertes non-techniques » dont la non-maîtrise n’est encore que très furtivement évoquée dans quelques documents internationaux[10]. Qui sait, peut-être même aurait-on pu limiter l’augmentation graduelle des prix de l’électricité qui a été faite entre 2014 et 2018 ?
L’ONEE-BE a beaucoup fait pour améliorer sa situation ces dernières années :
- « Amélioration » du mix électrique,
- Réduction des charges d’exploitation hors achat d’énergie (qu’il ne maîtrise pas),
- Maîtrise des charges et amélioration des indicateurs de performances,
- Amélioration des coûts de financement.
Ne serait-il pas temps de prendre le taureau par les cornes pour « maîtriser l’envergure » du PERG en s’attaquant sérieusement à ces « pertes non-techniques », qu’on dise ce qui se fait et qu’on fasse ce qu’on aura dit ? Comme souvent, le silence n’est pas une solution.
Par Amin BENNOUNA (sindibad@uca.ac.ma)
Références
[1] Office National de l’Electricité et l’Eau Potable, « Rapports Annuels« , Différentes années, http://www.one.ma/
[2] Office National de l’Electricité et l’Eau Potable, « Brochures de chiffres-clés« , Différentes années, http://www.one.ma/
[3] A. Bennouna, « Comment l’ONEE a-t-elle surmonté les obstacles à la satisfaction de la demande en électricité en 2022 ?« , EcoActu, 19 Avril 2023, https://ecoactu.ma/onee-surmonte-obstacles-satisfaction-electricite/
[4] A. Bennouna, « Les “pertes non-techniques” dans le réseau électrique de l’ONEE engloutissent plus que l’électricité solaire produite à Ouarzazate ! », EcoActu, 28 February (2020), https://www.ecoactu.ma/les-pertes-non-techniques-dans-le-reseau-electrique-de-lonee-engloutissent-plus-que-lelectricite-solaire-produite-a-ouarzazate/
[5] A. Adnane, « Les mécanismes de réduction des pertes techniques et commerciales.« , Troisième Conférence Générale du COMELEC (Commission Technique), 14-15 Novembre 2006, Hôtel Aurassi, Alger, Algérie, https://www.comelec-on.org/media/file/379/mecanismes_de_reduction_des_pertes_techniques_et_commerciales_a_adnane_5b59cbc760c1f6.05506161.pdf
[6] Maghreb Arab Press (MAP), « Contrat programme ETAT –ONEE« , http://www.mag.gov.ma/index.php/fr/espace-m%C3%A9dias/268-communiqu%C3%A9s/924-contrat-programme-etat-onee.html
[7] Maroc Diplomatique, « ONEE : Vers un nouveau contrat-programme avec l’État pour la période 2019-2023« , 6 Août 2019, https://maroc-diplomatique.net/onee-vers-un-nouveau-contrat-programme-avec-letat-pour-la-periode-2019-2023/
[8] Selon le Ministère de l’Economie et des Finances, le retard de paiement moyen des Etablissements et Entreprises Publiques (EEP) serait de 36,9 jours en Mars 2023,, l’ONEE étant en 3ème position avec 107 jours, https://www.finances.gov.ma/Publication/depp/DP_02_05_2023/Liste1.pdf
[9] Medias24, « L’ONEE fait des avances aux sous-traitants« , 10 Avril 2013, https://www.medias24.com/428-L-ONEE-fait-des-avances-aux-sous-traitants.html
[10] Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD) , « Document d’évaluation du projet concernant une proposition de prêt – Rapport n° : PAD1026« , 3 Avril 2015, http://documents.worldbank.org/curated/en/329541468187755520/pdf/PAD1026-FRENCH-PUBLIC-Final-French-PAD-Clean-and-Efficient-Energy-Project-3-avril-2015.pdf
1 comment
Article trés interessant. Il met en évidence l impact des pertes sue le reseeau électrique national.
Je pense que la premiére des choses à faire est de ne plus autoriser aucun branchement sans compteur. Cela ne veut pas dire ne pas livrer l EE aux foyés démunis mais simplement mesurer les KWh qu on donne à ces foyés pour quantifier leur vraie part da s les pertes.
Ensuite ONEE doit établir un programme d excellence operationnelle afin d améliorer l exploitation et la gestion des ses assets ( pilotage mensuel des peres; analyes des causes de ces pertes; mise en place des projets d amelioration tel que la compensation; le renouvellements des transfo et des lignes vetustes…..)