Dans un article précédent[1], nous constations que l’ONEE avait passé le cap de fin d’année 2021 avec un léger solde exportateur d’électricité malgré la cessation de livraison de gaz algérien depuis fin octobre.
$Dans une expédition ultérieure[2] nous avions pensé que, pour satisfaire les besoins du pays en 2022, le déficit de production électrique aurait surtout été compensé par les réserves de capacité de l’ONEE mais en en fait, le mix final s’est avéré plus complexe, combinant celles-ci avec les imports d’électricité d’Espagne.
Quatre obstacles majeurs ont menacé la continuité de service d’approvisionnement électrique du pays : la hausse des prix des combustibles fossiles, l’accélération de la baisse de la production hydroélectrique, l’arrêt des centrales au gaz naturel et la concentration du déficit de production dans le Nord qu’il a induit.
INTRODUCTION SUR LE GAZ NATUREL ET SA CONSOMMATION AU MAROC
Rappel technique : Le « gaz naturel » ne doit absolument pas être confondu avec le « gaz butane ». Ce dernier, dont la molécule (C4H10) contient 10 atomes d’hydrogène pour 4 atomes de carbone, est un gaz produit à partir du pétrole dans les raffineries et fait partie, avec le propane, des gaz de pétrole liquéfiés (GPL) qui car deviennent liquides à température ambiante par une compression modérée et se prêtent au conditionnement en bonbonnes abordables. Quant au « gaz naturel », il est extrait de poches souterraines de formations gazeuses fossiles essentiellement formées de méthane, dont la molécule (CH4) contient 4 atomes d’hydrogène pour 1 atome de carbone et nécessite d’être refroidi à -162°C pour être liquéfié.
Le « gaz naturel » n’est vendu aux utilisateurs finaux que sous forme gazeuse à travers des conduites d’un réseau de distribution et, sur les grandes distances, il peut aussi être transporté sous forme gazeuse dans des gazoducs ou bien aussi dans des méthaniers sous forme de gaz naturel liquide (GNL), qui coûte nettement plus cher à cause de la nécessaire liquéfaction avant transport et regazéification après (140 à 270’000 m³ par voyage). Utilisé dans les centrales électriques à cycle combiné (CCGN), le gaz naturel n’émet que 370 g d’équivalent CO2 par kWh d’électricité produite, nettement moins que les 770 g d’une turbine à gaz au fuel et encore moins que les 950 g d’une turbine à gaz au charbon.
Le Maroc extrait depuis longtemps du gaz naturel depuis des puits situés dans le Gharb, même si elles sont à peine suffisantes pour l’usage de quelques industries de Kenitra. Le 1 novembre 1996, le Maroc a mis en service le Gazoduc Maghreb Europe (GME) de 540 km pour faciliter le transit de gaz naturel algérien vers l’Espagne. Les droits de passage par le GME ont commencé à être perçus par prélèvement à partir de 2005, d’abord pour alimenter les 407 MW de la CCGN de Tahaddart, puis en 2009, pour les 453 MW de Aïn Beni Mathar.
Au terme du contrat, l’Algérie a cessé d’alimenter le GME le 31 octobre 2021, privant l’Espagne, et le Maroc, de cet approvisionnement énergétique. Depuis juin 2022, le Maroc a acheté du gaz naturel liquide (GNL) gazéifié en Espagne avant d’être injecté dans le GME, cette fois-ci utilisé en sens inverse.
Figure 1 Evolution de la consommation et de la segmentation de gaz naturel au Maroc
L’unité de vente du gaz naturel est le mètre cube qu’il occupe à la température « ambiante » sans être comprimé (pression « normale »). La Figure 1 montre l’évolution de sa consommation et segmentation au Maroc depuis plus de 40 ans.
La Figure 1 montre bien qu’avant 2005, le peu de gaz naturel extrait localement (entre 10 et 110 millions de m³) était entièrement consommé par les usages industriels alors qu’entre 2005 et 2021, près de 90% de la consommation était destiné à la production d’électricité. Entre juillet 2016 et octobre 2021, les deux centrales marocaines à cycle combiné ont consommé autour de 900 millions de m³ de gaz naturel par an soit environ 750’000 m³ par mois. Nous verrons plus bas l’évolution mensuelle récente de cette consommation.
LE QUADRUPLE DÉFI DE LA SATISFACTION DE LA DEMANDE ÉLECTRIQUE DE 2022
En 2022, la satisfaction de la demande d’électricité au Maroc a été réalisée avec succès sans faille dans la continuité de service, pour ne pas dire avec brio, tout en relevant un quadruple défi :
- Renchérissement des prix des combustibles fossiles
Le Maroc pour un pays dont la dépendance énergétique est autour de 90% et dont la production électrique dépend elle-même à 80% de l’approvisionnement international en charbon, fuel et gasoil. Le statut « d’acheteur unique » impose à l’ONEE-BE de vendre l’électricité à des prix fixés depuis 2018 par le contrat – programme signé avec l’Etat en 2014. Ceci fait que tant que ces prix ne sont pas revisités, les déficits énormes que subit l’ONEE-BE dans le cadre de son statut « d’acheteur unique » sont comblés par l’argent du contribuable via le budget de l’Etat.
Ceci ne pourra se faire ni indéfiniment, ni quel qu’en soit le coût. Pourtant les médias, les ONG, les organisations de consommateurs ou les syndicats n’ont pas accordé l’importance que mérite l’énorme effort en soutien du pouvoir d’achat que représente la subvention de la production électrique que nous estimons à 55 milliards de Dh en 2022 (écarts de coût d’imports nets de produits énergétiques pour l’électricité avec 2019). La Figure 2 montre comment les « chocs » de la reprise post-COVID et le début du conflit en Ukraine ont impacté les cours du pétrole (le cours du charbon a suivi un comportement similaire) et érodé la valeur du Dirham face au Dollar US.
Figure 2 Cours du pétrole (échelle de gauche) et cours du Dh face à l’US$ (rouge et échelle de droite)
Même si ceci a constitué sans doute le plus important des quatre défis, nous n’y reviendrons plus pour nous concentrer sur les conditions dans lesquelles la performance réalisée par l’ONEE, en tant « qu’opérateur système », pour satisfaire la demande dans des conditions techniques difficiles. Le renchérissement des combustibles peut avoir, à certains moments, favorisé de privilégier l’import d’électricité depuis l’Espagne.
- Accélération de la baisse de la production hydroélectrique
La Figure 3 montre l’évolution mensuelle de la production hydroélectrique du Maroc qui, à cause de la baisse pluviométrique, s’est régulièrement érodée de 1’693 GWh/an en 2018, en passant par 867 GWh/an en 2020 pour finir à 350 GWh/an en 2022. Il est bien évident que la baisse des ressources en eau devient un phénomène structurel mais la coïncidence de l’accélération de la baisse avec les autres problèmes n’a pas été de nature à faciliter l’approvisionnement électrique du pays en 2022.
Figure 3 Evolution de la production mensuelle d’hydroélectricité
- Cessation de livraison de gaz algérien
La rupture, totale au premier semestre, et partielle à la fin de l’année 2022, de l’approvisionnement des centrales au gaz naturel a privé l’ONEE : d’un apport en puissance pilotable de 860 MW alors que le pays peut avoir atteint durant le mois d’août 2022 un maximum appelé de 7’300 MW tout en demandant jusqu’à 4’800 MW au plancher des heures creuses (vers 05 heures du matin) et d’un apport en énergie de 3’914 GWh par rapport à 2019 alors que l’électricité nette appelée a atteint 42’400 GWh en 2022. La Figure 4 montre l’évolution de la consommation mensuelle de gaz naturel (en bleu rapportée à l’échelle de gauche) ainsi que la production électrique qu’elle a permise (en rouge rapportée à l’échelle de droite).
Figure 4 Consommation (bleu et gauche) et production (rouge et droite) mensuelles des centrales électriques au gaz naturel
L’approvisionnement en GNL gazéifié étant encore insuffisant, on voit que la reprise de l’activité CCGN à la fin de l’année 2022 n’a même pas permis de produite la moitié de la production usuelle, montrant un déficit entre 150 à 250 GWh/mois dans le dernier trimestre de 2022.
- Concentration du déficit de production dans la zone Nord du pays
A l’aspect quantitatif du déficit de puissance et d’énergie cité ci-dessus s’ajoute le fait que celui-ci s’est concentré dans la zone Nord du Maroc. La carte de gauche de la Figure 5 montre le pourcentage de l’électricité consommé dans les différentes Régions du Maroc en 2019 alors que carte de droite montre la répartition des centrales thermiques en 2022.
Figure 5 Cartes des parts régionales de la demande d’électricité (gauche) et de la répartition des centrales thermiques
La cessation de la production des CCGN de Tahaddart et Aïn Beni Mathar (triangles bleus) non seulement prive le Maroc de près de 9% de sa production électrique mais ce déficit est en outre concentré dans la partie septentrionale du pays où 3 Régions cumulent 26,1% de la demande d’électricité (Tanger avec 11,4%, Fès avec 9,4% et Oujda avec 5,3% en 2019). Chercher à alimenter ces 3 Régions exclusivement par la production locale imposerait de charger les lignes Sud – Nord et, en plus, de parcourir des distances plus grandes menant à des pertes en ligne plus importantes. Aussi a-t-on sans doute jugé opportun de faire des apports par le Nord à travers l’interconnexion avec l’Espagne (1’400 MW non représentés sur la carte et aboutissant à Fardioua à l’Est de Tanger). Ainsi, la Figure 6 montre comment la mise en service complète de la centrale de Safi en fin 2018 a permis de mettre un grand frein aux imports d’électricité jusqu’en 2022.
Figure 6 Evolution du solde des échanges d’électricité (avec l’Espagne seule depuis fin 2021)
En 2022, les imports de 150 à 250 GWh/mois ont pallié au déficit de production des CCGN que nous avion visualisé en Figure 4 et, puisqu’il semble que cela soit encore le cas durant le premier trimestre de 2023, les livraisons de GNL ne devraient pas encore avoir atteint le rythme de 750’000 m³ par mois.
MISE EN ÉVIDENCE DE L’ANNÉE 2022 DANS L’ÉVOLUTION DU MIX MENSUEL
Dans l’évolution du mix électrique mensuel représenté dans la Figure 7 montre, le rectangle blanc montre comment durant l’année 2022, les apports par le Nord, à travers l’interconnexion avec l’Espagne (orange) et un apport exceptionnel d’électricité à base de produits pétroliers (rouge) sont venus compléter la satisfaction des besoins.
Figure 7 Evolution du mix électrique mensuel, le rectangle blanc met en lumière l’année 2022
Hélas, le problème quantitatif du déficit de production locale aurait peut-être pu être réglé par des renouvelables si la ferme solaire de Midelt, en retard, avait pu être mise en service dans les délais initialement prévus et, sans aucun doute, si les parcs de Boujdour (296 MW) et Jbel Lahdid (270 MW) de la LER 13/09 avaient pu être là en 2022. Certes, cela n’aurait pas réglé le problème des déficits de production géographique dans la partie septentrionale du pays mais on aurait pu sacrifier quelques points de rendement pour payer nettement moins cher que l’électricité thermique fossile tout en limitant les imports.
Voilà, il ne reste plus qu’à conclure en applaudissant l’ONEE pour avoir assuré la continuité de service sans que les abonnés ne se soient aperçus des sérieuses difficultés d’approvisionnement de 2022. Mais applaudir « l’opérateur système » ne suffit pas car l’ONEE cumule d’autres activités. En effet, après avoir porté l’électricité pour 2,15 millions de foyers ruraux dans le cadre du PERG ainsi que l’eau à 1,5 millions, on a fait un champion public national créé par la fusion ONE et ONEP en 2012, capable d’aller à la conquête de marchés africains de distribution d’eau et d’électricité. Alors à quoi cela aurait servi si l’on veut maintenant créer en 2027 douze Sociétés Multiservices Régionales privées qui vont s’accaparer des Régions les plus juteuses et ne seront pas en mesure d’assurer des prix uniformes dans tout les pays[3] ? – COVID19 et la crise climatique semble avoir convaincu nombre d’économistes ultra-libéraux que le thatchérisme est révolu et il vaut mieux que nous ne jetions pas le bébé avec l’eau du bain.
Sauf mention contraire, la totalité des sources de départ utilisées sont officielles[4], [5], [6], [7], [8].
Ecrit par Amin BENNOUNA (sindibad@uca.ac.ma)
Références
[1] Amin BENNOUNA, « Pas de gaz naturel algérien ? – Pas de problème, le Maroc continue à exporter de l’électricité !« , Webmagazine EcoActu, 03 Février 2022, https://www.ecoactu.ma/gaz-naturel-algerien-maroc-ectricite/
[2] Amin BENNOUNA, » Electricité au Maroc durant le troisième trimestre 2022 et état de la satisfaction de la demande », EcoActu, 26 Décembre 2022, https://www.ecoactu.ma/electricite-maroc-durant-3e-trimestre-2022/
[3] Amin BENNOUNA, « Maroc – Pourquoi les Sociétés Multiservices Régionales (SMR) de la Loi 83-21 ne devraient pas être privatisables« , EcoActu, 3 Mars 2023, https://www.ecoactu.ma/pourquoi-les-societes-multiservices-regionales-smr-ne-devraient-pas-etre-privatisables/
[4] Royaume du Maroc, Ministère de l’Energie, des Mines et de l’Environnement, Portail des statistiques de l’Observatoire Marocain de l’Energie (OME), https://www.observatoirenergie.ma/data/
[5] Royaume du Maroc, Ministère de l’Economie, des Finances, et de la Réforme de l’Administration, Direction des Etudes et des Prévisions Financières (DEPF), Notes de Conjoncture, http://depf.finances.gov.ma/etudes-et-publications/note-de-conjoncture/
[6] Royaume du Maroc, Ministère de l’Economie, des Finances, et de la Réforme de l’Administration, Direction du Trésor et des Finances Extérieures (DTFE), Notes de Conjoncture, https://www.finances.gov.ma/fr/Nos-metiers/Pages/notes-conjoncture.aspx
[7] Royaume du Maroc, Bank Almaghrib, Revue de la Conjoncture Economique, http://www.bkam.ma/Publications-statistiques-et-recherche/Documents-d-analyse-et-de-reference/Revue-de-la-conjoncture-economique
[8] Haut Commissariat au Plan, Annuaire Statistique du Maroc, Version électronique après 2013 https://www.hcp.ma/downloads/Annuaire-statistique-du-Maroc-version-PDF_t11888.html, Version papier ou scannées avant 2013 https://cnd.hcp.ma/