Interviewé par Imane Bouhrara |
Autant les deux premières hausses du taux directeur de septembre et décembre dernier ont été plus au moins acceptées et tolérées, autant la hausse à 3% de ce taux a suscité des remous. Pour y voir plus clair sur la pertinence d’une telle décision et si elle peut avoir un réel impact sur la dynamique inflationniste, nous avons posé la question à l’universitaire et économiste Najib Akesbi.
EcoActu.ma : Beaucoup ont été surpris voire déçus, malgré l’inflation record, de la décision de la Banque centrale de procéder à une troisième hausse du taux directeur. BAM pouvait-elle faire autrement ?
Najib Akesbi : Dans sa propre logique, la Banque centrale fait dans la fuite en avant. Même quand on est acquis à sa vision des choses, on reste consterné devant cette escalade des taux alors qu’aucune étude d’évaluation des deux mesures précédentes n’a été faite (ou en tout cas n’a été portée à la connaissance de l’opinion publique) pour nous dire si ces dernières ont produit un quelconque effet, avec quelles retombées sur l’économie du pays, à commencer par la dynamique inflationniste…
Déjà en décembre dernier, la question avait été posée au Wali de Bank Al Maghrib et celui-ci avait répondu qu’une étude était en cours…
Et puis rien ! plus un mot sur cette étude d’évaluation. A-t-elle été interrompue ou a-t-elle été conduite jusqu’à son terme et révélé des résultats indésirables ? On ne sait, et en tout cas le doute est plus que légitime.
Du reste, l’emballement de l’inflation au cours des derniers mois est déjà en soi une réponse imparable, du moins quant à l’efficacité de la hausse du taux directeur en tant que mesure, dans les conditions actuelles, destinée à terrasser l’inflation…
Je vous rappelle que le Wali de BAM nous promettait en septembre un retour rapide de l’inflation à près de 2%, et même la Loi de finances a été bâtie sur l’hypothèse d’une stabilisation à ce même niveau !
Pour l’instant, et à en juger par les dernières statistiques du HCP, on en est à un rythme en tendance annuelle de 10%, cinq fois plus que ce qui était prévu…
En agissant de la sorte via une augmentation du taux directeur à 3 % dans un contexte de crises sévères, la mission duale de la Banque centrale telle que arrêtée dans les statuts est-elle remise en cause ?
La seule mission de la Banque centrale, selon ses propres statuts, est la lutte contre l’inflation. En soi, cette focalisation est déjà très problématique, et on sait combien elle est contestée, y compris par des économistes néoclassiques qui gardent assez de lucidité pour reconnaître que la lutte contre le chômage, à tout le moins, devrait également faire partie des priorités de la politique monétaire.
Mais le dogmatisme néolibéral est tel que l’on reste autiste face à une telle demande. Même lorsque, sous la pression des faits (comme c’était le cas après la crise de 2008, ou plus récemment lors de la crise Covid-19), on est bien acculé à ne guère respecter une telle « règle d’or », eh bien on le fait sans le dire, et on attend la première occasion pour revenir au dogme…
Dans le contexte mondial que nous connaissons et national que nous connaissons encore mieux, une politique monétaire restrictive peut-elle à elle seule juguler l’inflation et assurer une stabilité des prix ?
Le problème de la politique monétaire en rapport avec l’inflation est posé et débattu par les économistes (particulièrement entre les écoles dites monétaristes d’une part et keynésiennes d’autre part), depuis au moins les années 40-50 du siècle passé.
Même si des efforts de « synthèse » ont été tentés çà et là, la question reste très controversée, et en définitive, tout dépend des conditions concrètes qui déterminent la nature et l’évolution d’une dynamique inflationniste.
C’est dire que pour répondre clairement à votre question, il vaut mieux examiner un cas concret, en l’occurrence celui de l’économie marocaine aujourd’hui. Car si l’on se situe à ce niveau, là les choses apparaissent limpides.
En effet, l’erreur de diagnostic que commet BAM est de considérer que nous avons affaire à une inflation due à une demande excessive, d’où la nécessité de relever les taux d’intérêt pour tenter de rendre plus cher le coût des crédits bancaires, et partant réduire la demande des crédits d’investissement et de consommation, conduisant ainsi à abaisser la demande globale (on parle de « refroidir la marmite », supposée en ébullition…), et partant la hausse des prix.
Or, il y a là de toute évidence une grossière erreur de diagnostic, au regard des faits et des statistiques disponibles.
Je rappelle que le taux de croissance en 2022 a atteint à peine 1,2%, et les perspectives pour 2023 ne sont guère significativement plus optimistes (2 à 2,5%). Ces niveaux témoignent d’une situation de stagnation et non de croissance, ce qui, au demeurant, fait qu’il est plus approprié de parler de stagflation, un phénomène qui associe paradoxalement inflation et stagnation de l’activité, et qu’on n’avait pas vu depuis les années 70 du siècle passé.
En tout cas, on ne peut prendre acte de la stagnation de l’économie et en même temps parler de « surchauffe », de « demande excessive » qu’il s’agirait de calmer par une politique monétaire restrictive, à travers les relèvements successifs des taux directeurs…
Cette erreur de diagnostic amène à traiter le mal à l’aide d’un remède inadéquat, ce qui le condamne à l’inefficacité, voire à la fuite en avant face à une inflation qui persiste, perdure…
De surcroît, le risque, bien réel aujourd‘hui, est d’aiguiser les mécanismes dépressifs à l’œuvre, d’approfondir la crise au lieu de la soulager !
Dans ce même sillage, on pointe souvent du doigt la banque centrale, mais ne faut-il pas une cohérence entre politique budgétaire et politique monétaire pour agir sur la conjoncture ? Ou bien est-ce antinomique avec le statut de BAM ?
Votre question en cache une autre, plus fondamentale. C’est celle de la dite « indépendance » de la Banque centrale.
On connait les conditions et les objectifs pour lesquels cette prétendue indépendance des banques centrales, au cours du dernier quart du vingtième siècle, a été imposée au reste de la planète par la Doxa de la Reserve fédérale américaine et des Institutions financières internationales.
Clairement, il s’agissait en fait de dessaisir les gouvernements (élus ou non) d’un instrument essentiel de politique publique pour le confier à des technocrates dont on s’assure à l’avance de leur fidélité et leur pleine disposition à appliquer à la lettre les préceptes de cette Doxa néolibérale.
Vaille que vaille et en toutes circonstances, la mission des banques centrales est ainsi limitée à la lutte contre l’inflation (exit donc la croissance, la lutte contre le chômage, les inégalités sociales… !), et le remède pour traiter celle-ci se limite à son tour quasiment à la manipulation du taux directeur.
Au-delà de la faible pertinence d’une telle politique, le problème de fond est plus politique d’économique. Car, à moins de passer par-dessus bord les principes démocratiques les plus élémentaires, comment accepter qu’une Instance que personne n’a élue, et qui n’a donc de compte à rendre non plus à aucune Instance élue, ait cet extraordinaire pouvoir de décider d’une composante essentielle des politiques publiques, y compris -et peut-être surtout- lorsque cette politique entre clairement en contradiction avec l’orientation du programme du gouvernement, sur la base duquel celui-ci est supposé avoir été élu ?
Comme il s’agit d’une question de principe, cette interrogation est valable quelle que soit la « couleur » politique du gouvernement, dès lors que celui-ci est investi de la légitimité des urnes.
On est là au cœur de la problématique qui se pose aujourd’hui au Maroc. Même si l’on peut contester les conditions dans lesquelles ce gouvernement a été élu, et même si on est totalement opposé à sa politique, il est aujourd’hui en exercice, et pour être en mesure, demain, d’exiger de lui de rendre compte, il faut qu’il assume pleinement ses responsabilités et ses prérogatives.
A tord ou à raison, s’il estime que la politique monétaire, qui lui échappe, entrave son action et contrarie ses programmes, demain, face à l’échec de sa politique, il lui sera facile de se cacher derrière la Banque centrale, accusée alors de lui mettre des bâtons dans les roues et d’être responsable de ses déboires…
Déjà que la dilution des responsabilités est consubstantielle au système politique marocain…
La flambée inflationniste est-elle véritablement une histoire de choc de l’offre, pour le cas du Maroc ? Eu égard à la conjoncture nationale, peut-on encore parler d’une inflation importée ?
En fait, il faut distinguer deux périodes. Après le déclenchement de la guerre d’Ukraine, il y a eu indéniablement une forte hausse des cours mondiaux des matières premières, des denrées alimentaires, du pétrole et de ses dérivés.
Compte tenu de la forte dépendance de notre économie à l’égard de ces produits, nous avons naturellement pleinement « encaissé » ces hausses qui, répercutées au niveau interne, ont été grandement à l’origine des premières poussées inflationnistes. On pouvait donc, dans une grande mesure, parler d’une inflation importée. C’était la première phase.
Ensuite, disons depuis trois ou quatre mois, on peut dire que peu à peu, les mécanismes inflationnistes se sont répandus dans l’économie, se sont acclimatées aux structures internes, et se sont autonomisés par rapport aux cours mondiaux… d’une certaine façon, l’inflation s’est « marocanisée » !
Au cours de cette deuxième phase, elle est donc maintenant largement due à des facteurs internes : production, productivité, circuits de commercialisation, entente sur les marchés, conflit d’intérêt et plus généralement économie de rente…
On ne comprendrait rien à la hausse des prix sur les marchés des denrées alimentaires et des hydrocarbures si on ne les analyse pas en mobilisant ces « outils » structurels et propres à l’économie marocaine.