L’économie nationale est entrée dans un cercle vicieux : elle crée des emplois sous qualifiés hypothéquant l’amélioration de sa propre productivité. Or, il faut une croissance économique soutenue et durable, à même de créer les richesses et de fournir des opportunités d’emploi qualifié. Et par ricochet améliorer le niveau de vie de la population et de son bien-être social.
Pour Dr Ayache Khellaf, Directeur de la Prévision et de la Prospective au Haut-commissariat au Plan, une nouvelle gestion de ce processus de développement à travers des politiques publiques cohérentes s’impose.
Ecoactu.ma : Cela fait environ 9 mois que le Roi a appelé à un nouveau souffle pour corriger les « dysfonctionnements » du modèle de développement actuel. Où en est aujourd’hui la réflexion devant aboutir à un nouveau modèle de développement pour le Maroc ?
Ayache Khellaf : Sa Majesté le Roi Mohammed VI lors de son discours devant le Parlement en octobre 2017, avait invité « le gouvernement, le Parlement et les différentes institutions ou instances concernées, chacun dans son domaine de compétence, à reconsidérer notre modèle de développement pour le mettre en phase avec les évolutions que connaît le pays ». Malheureusement, jusqu’à présent, nous ne voyons pas encore une réelle réactivité de ces institutions à cet appel de Sa Majesté le Roi, malgré qu’elles soient les premières concernées pour apporter des solutions aux dysfonctionnements que connait le modèle de gestion du processus de développement de notre économie.
Je crois que le développement du pays ne peut pas se réaliser sans une approche participative qui tient compte des ressources nécessaires pour tracer un itinéraire stratégique qui intègre toutes les dimensions socioéconomiques du pays. En fait, l’amélioration du niveau de vie de la population et de son bien-être social constitue à l’évidence la finalité de n’importe quelle stratégie de développement économique et social. Ces objectifs dépendent étroitement d’une croissance économique soutenue et durable, à même de créer les richesses et de fournir des opportunités d’emploi. Cependant, face à la faiblesse du rendement économique de notre système productif national, conjuguée à l’accumulation pendant des décennies de déficits sociaux (chômage, pauvreté, analphabétisme, mortalité infantile, etc.), les solutions par à coup ou partielles, certes fortes mais sans cohérence à long terme, ne peuvent servir de remèdes efficaces.
Nous avons donc besoin, comme ce qui a été dit par Sa Majesté le Roi, de faire montre d’objectivité et de proposer des solutions innovantes et audacieuses ; quitte à s’écarter des méthodes conventionnelles appliquées jusqu’ici. En effet, les problèmes que connait notre économie sont à traiter en agissant sur leurs causes structurelles, dont notamment, la faible croissance économique et la sous-utilisation des potentialités du pays, particulièrement celles en main d’œuvre. Ceci est d’autant préoccupant que la transition démographique que connaît le Maroc impliquera une demande sociale croissante, une pression sur les ressources nationales et une offre d’une force de travail considérable dans le futur.
Ecoactu.ma : Quel serait le coût du retard sur le plan économique ainsi que social de l’adoption d’un nouveau modèle ?
Ayache Khellaf : La principale problématique que notre pays est appelée à résoudre dans le court-moyen terme est celle liée au chômage qui nécessite la création d’opportunités d’emploi pour une population de plus en plus jeune qui arrive annuellement à l’âge de travailler. Cette tranche de la population s’accroit de presque 300.000 personnes chaque année au moment où l’économie nationale ne crée que 50.000 postes en moyenne annuelle depuis 2012, poussant ainsi une large partie de cette population vers l’inactivité. En effet, si notre pays recense aujourd’hui une population en âge d’activité de plus de 25 millions de personnes, on ne trouve que 12 millions qui sont dans le marché du travail dont le quart occupe un emploi précaire (non rémunéré, occasionnel ou saisonnier).
En outre, les emplois créés par l’économie nationale restent l’apanage d’une population sous qualifiée, hypothéquant l’amélioration de la productivité de l’économie. En effet, 87% de la population qui travaille ne dispose d’aucun diplôme ou de seulement ont un diplôme de niveau moyen, au moment où une large part de la population qui dispose d’un diplôme de niveau supérieur reste en chômage. Une situation qui reflète une structure de l’économie nationale qui reste basée sur des secteurs faiblement productifs et non compétitifs et ne créent pas suffisamment d’emploi qualifié. En effet, les deux principaux secteurs qui créent de l’emploi dans notre économie sont l’agriculture et le commerce avec respectivement une part de 40% et 14% de la population active occupée, suivis du secteur du BTP qui à lui seul occupe plus de 10%. Cependant, tout le secteur de l’industrie ne crée de l’emploi que pour 11% de la population active.
Cette situation est le résultat d’un modèle de développement qui était déséquilibré, reflétant le manque d’une vision prospective des choix de politiques publiques qui allient entre développement économique et développement social. En fait, l’Etat a consenti un effort soutenu depuis le début de la décennie 2000 aux secteurs sociaux en leur consacrant une part importante qui avoisine aujourd’hui les 55% de son budget général. Cependant, cet effort d’accumulation du capital humain a été accompagné par une orientation des investissements principalement vers le bâtiment et les travaux publics. Si ce choix a permis au pays un certain rattrapage dans ses infrastructures économiques, il a cependant délaissé les secteurs productifs, en particulier industriel, pour valoriser le capital humain accumulé et améliorer le rendement externe du système éducatif.
En outre, le déséquilibre de notre modèle de développement est reflété aussi dans les inégalités territoriales, avec 50% de la richesse nationale créée par les deux seules régions côtières, Casablanca-Settat et Rabat-Salé-Kenitra. A cela s’ajoute les inégalités sociales qui n’ont cessé de s’accroître du fait que la croissance économique était beaucoup plus intensive en capital qu’en travail, ce qui a creusé les écarts entre les revenus des ménages en délaissant presque 3 millions de personnes dans une situation de pauvreté multidimensionnelle. C’est-à-dire des personnes identifiées comme privés d’éducation, de santé, d’accès aux services sociaux de base ou de logement. Une situation qui affecte davantage le milieu rural qui abrite 85% des personnes multidimensionnellement pauvres, ce qui reflète la persistance des inégalités entre le milieu rural et le milieu urbain.
Ecoactu.ma : Quels sont les prérequis pour aboutir à un modèle de développement adapté aux nouveaux besoins du Maroc ?
Ayache Khellaf : La situation de notre développement économique et social aujourd’hui plaide pour une nouvelle gestion de ce processus de développement à travers des politiques publiques cohérentes pour éliminer les distorsions qui ont été créées lorsque ces politiques étaient mal planifiées. Notre pays a besoin de créer plus de richesses nationales, de revenus pour la population et d’opportunités d’emplois pour le capital humain accumulé, en particulier pour les jeunes. Ces objectifs ne peuvent être atteints, à notre avis, sans baser d’abord la gestion de l’économie nationale sur des politiques macroéconomiques saines et bien mesurées, car ce sont ces politiques qui impactent l’économie au jour le jour. En effet, la gestion macroéconomique de notre pays devrait être revue pour dépasser le seul souci de maintien des équilibres financiers interne et externe ainsi que de maintien d’une inflation faible. Un tel cadre de gestion de l’économie a déjà montré ses limites en faisant plus de mal à l’économie que du bien.
Par ailleurs, notre économie a besoin d’aller vers une transformation profonde de ses structures productives nationales pour valoriser les investissements réalisés dans les infrastructures économiques et développer de nouveaux secteurs créateurs de plus de valeur ajoutée et d’opportunités d’emploi à l’échelle nationale et territoriale. Nous croyons qu’une implication de l’Etat dans l’investissement productif s’impose aujourd’hui comme c’était le cas dans tous les pays qui ont réussi leur processus de développement. Un Etat qui est proactif et entrepreneurial, capable de prendre des risques et qui devrait agir comme investisseur principal, en tant que producteur et pas seulement un facilitateur des affaires économiques, comme recommandé par les institutions financières internationales. En effet, si l’industrialisation est le principal moyen par lequel les pays transforment leurs économies, c’est à l’Etat que revient la charge principale dans ce processus et pas les entreprises étrangères. Cependant, ceci ne peut réussir sans une amélioration de la gouvernance publique pour lutter contre la corruption à travers la reddition des comptes et la punition des mauvais exemples.