Il y a un avant et un après Covid-19. Les déficits structurels ici et là, tolérés par le passé faute de réformes courageuses, deviennent de véritables handicaps pour appréhender l’après Covid-19 et amortir un nouveau modèle de développement.
La crise de la Covid-19 se poursuit encore mais ses leçons cinglantes s’imposent à nous : Croissance et inégalités ne font pas bon ménage et c’est encore plus vrai à l’aune de la crise économique qui continue de germer.
Quelles leçons à tirer de la crise de la Covid-19 ? Telle était la thématique abordée lors d’une audition de la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSDM).
Cet atelier a regroupé « des économistes que je qualifierai de bons représentants de l’école marocaine de l’économie bien ancrée dans les réalités du pays et qui est toujours en phase avec les grandes problématiques du pays.
C’est une école caractérisée par son pluralisme doctrinal, théorique et méthodologique », explique le modérateur de cet atelier, Noureddine El Aoufi, membre de la CSMD, professeur d’économie et président de l’AMSE.
Il a d’ailleurs planté le décor qui prévaut actuellement « La crise provoquée par la pandémie de la covid-19 est un phénomène inédit, d’une ampleur sans précédent avec un impact systémique profond tant à l’échelle nationale qu’internationale et qui prend plusieurs dimensions imbriquées et problématiques ».
Professeur Noureddine El Aoufi en cite trois. D’abord une crise sanitaire qui a touché les systèmes sanitaires et qui a placé les questions de sécurité sanitaire, de souveraineté économique, d’industrialisation, de transition écologique, de transformation digitale… au cœur des préoccupations du Maroc et d’autres pays dans le monde.
La deuxième dimension est relative à la crise économique induite par la pandémie de la Covid19 et qui de par sa portée internationale, invite à s’interroger d’une part, sur la viabilité des modèles de développement dans le cadre d’une mondialisation caractérisée de plus en plus par une forte intégration et interdépendance des économies des pays.
Et d’autre part, sur les modalités et dispositifs de gestion à court et à moyen terme de la crise sanitaire, de la relance économique et des filets de sécurité.
Enfin, dixit Noureddine El Aoufi, on assiste à une crise de paradigmes de développement et des fondements classiques des politiques publiques et d’élaboration d’une nouvelle vision stratégique prenant en compte, à la fois des enjeux en matière de capital humain, d’innovation, de compétitivité, de transformation collective, de protection sociale, d’attractivité territoriale et de transition à la fois écologique que numérique.
Bien évidemment, tout cela nous prend au dépourvu au moment même où le Maroc revoit son modèle de développement qui n’a pas réussi à éradiquer les inégalités aussi bien sociales que spatiales encore moins parvenir à un niveau de croissance soutenu à l’instar d’autres pays en développement.
D’où la tenue de cet atelier ou audition, format d’échange régulier pour alimenter les propositions qui seraient intégrées justement dans le schéma référentiel futur du pays et dont le draft devra être rendu au Roi à la fin de cette année.
L’atelier qui a connu l’intervention tour à tour de Najib Akesbi, Rajae Mejjati et Ahmed Rhazaoui poursuivait trois objectifs principaux, notamment d’interroger le modèle de développement et la réponse à apporter aux défis systémiques que le Coronavirus impose au pays. Ensuite, examiner les implications de la crise en rapport avec les choix fondamentaux devant constituer une base cohérente du nouveau modèle de développement et de définir l’ordre des priorités des politiques publiques.
Enfin, explorer la grille des indicateurs de développement pouvant servir d’input à une évolution de la mise en œuvre des objectifs du nouveau modèle de développement et ses impacts.
Les choix économiques fondamentaux remis en doute
Inscrivant son propos dans le champ de l’économie politique, Najib Akesbi, économiste et universitaire, explique qu’il ne s’agit pas plus de l’échec d’un modèle de développement mais des choix fondamentaux contreproductifs faits par le Maroc (entre le milieu des années 60 et 70).
Des choix qui sont restés immuables tout en mobilisant les ressources globales du pays, à savoir celui d’une économie de marché et celui de l’extraversion économique (ou l’inscription du Maroc dans la division internationale du travail aujourd’hui dite mondialisation).
La covid-19 n’a fait que conforter cette analyse ancienne, précise Akesbi qui rappelle le diagnostic fait dans le rapport du Cinquantenaire.
Ces deux choix, non légitimés par les urnes et ne collent pas aux besoins des populations rappelle Akesbi, avaient comme prélude d’un côté avoir un secteur privé fort qui soit principal acteur d’investissement, de création d’emploi et de distribution de revenus et de l’autre, d’une croissance tirée par l’exportation grâce à des avantages comparatifs ou concurrentiels et en orientant le principal de la production à la satisfaction de la demande externe.
Non seulement les objectifs arrêtés n’ont pas été atteints mais ont été pervertis, soutient Najib Akesbi.
Non seulement le secteur privé n’a pas rempli ce rôle tant espéré mais aussi en place et lieu d’une économie d’export, s’est installée une économie d’import.
Cette théorie de ruissellement ne s’est pas avérée au Maroc, « je dirais même qu’elle défie la loi de la gravité » surenchérit Najib Akesbi.
Ce constat fait, survient la covid19. « Je peux résumer les leçons de la Covid-19 en deux ou trois points. D’abord une crise sanitaire qui a permis de constater le déficit effarant en ressources humaines, en matériels, en équipement et surtout le besoin de réhabiliter le service public à leur tête la Santé et l’Education et pas seulement.
Donc, l’impératif de réhabiliter l’Etat dans sa fonction redistributive », soutient Akesbi qui fait allusion par ailleurs à l’importance d’une véritable réforme fiscale.
La deuxième leçon est en rapport avec l’étranger, notamment cette vulnérabilité induite par la dépendance d’autres pays.
Enfin, le besoin en équité et en solidarité. « Lorsque l’Etat, face à la Covid19, ouvre une plateforme pour que les citoyens s’inscrivent pour recevoir les aides directes et que, selon les statistiques officielles, moins de 5,5 millions de ménages soit 25 millions de Marocains se sont inscrits.
Soit les deux tiers qui tendent la main pour obtenir l’aide de l’Etat. Ça dit tout ! » poursuit N. Akesbi qui plaide pour une économie mixte et solidaire.
Il propose donc de réhabiliter dans ses fonctions de cumulation et de redistribution, de repenser ses relations avec l’extérieur et en troisième lieu de s’inscrire dans un schéma plus égalitaire et plus solidaire. Conditionné d’une identification des responsabilités pour une meilleure reddition des comptes.
Pour lui, une réforme politique est le prélude aux succès des choix économiques.
Pas de croissance sans développement humain
Sans détour, Ahmed Rhazaoui, économiste, universitaire à News York, à Rabat et Ifrane et représentant de plusieurs institutions internationales comme les Nations-Unies et le PNUD, estime qu’on est revenu au point de départ (depuis l’édition du rapport du cinquantenaire en 2003) sur un constat d’échec et la recherche d’alternatives.
Il estime par ailleurs, que l’adoption d’un paradigme de développement humain pourrait résoudre les problèmes relevés par les uns et les autres. Il en décline même le schéma directeur.
Mais la question que se pose est de savoir si le Maroc est prêt à adhérer véritablement à une approche de développement humain ?
Certes, le Maroc a lancé en 2005 l’INDH, mais A. Rhazaoui souligne que seuls 2 à 3 % du budget général de l’Etat, ce qui est dérisoire ! « on ne peut pas faire de l’INDH un instrument de développement humain en lui consacrant si peu de ressources », argue l’économiste.
Aussi, sa conception et sa mise en œuvre ont-elles démontré leur faiblesse comme analysé par l’ONDH.
Et Ahmed Rhazaoui d’ajouter, l’impact de l’INDH depuis 2005 est quasi-nul sur le classement du Maroc dans l’indice du développement humain du PNUD. D’ailleurs, l’IDH pour l’année 2019 classe le Maroc au 121e rang parmi 189 pays, tout en notant que si entre 1990 et 2018, l’IDH du Maroc a enregistré une hausse de 47,7%, progressant ainsi de 0.458 pour atteindre 0.676, il a par la suite stagné.
L’économiste soulève par ailleurs que le lancement de l’initiative deux ans après les événements de Casablanca (attentats kamikazes) dénote plus d’une approche plus sécuritaire que développementale.
« L’action de l’INDH relève plus de la charité que du développement durable, puisque son impact n’apparaît sur aucun indicateur à l’échelle nationale », argue-t-il.
Dans le contexte actuel, quelles seraient les chances pour que le pays s’inscrive dans la bonne trajectoire de développement humain, qui se présente comme une alternative crédible à la croissance ?
« Malheureusement, elles ne sont pas très bonnes parce qu’adopter une telle démarche comporte des implications politiques et économiques très fortes et très difficiles à faire accepter. Par exemple, une réforme agraire, une redistribution des ressources de manière plus égalitaire, donner aux pauvres les moyens de devenir des acteurs effectifs dans l’économie et la politique… La seule lueur d’espoir est que la CSMD peut prendre le gouvernement, intéressé par cette approche développementale du moins dans la communication qu’il fait, au mot chiffre à l’appui et on sera sur la bonne voie », conclut-il.
Autant dire que la CSMD a du pain sur la planche à ce niveau.
2 Commentaires
Bien que le compte rendu d' »EchoActu » ne soit qu’un résumé des interventions de nos éminents économistes, que sont les Professeurs Najib Akesbi, Rajae Mejjati et Ahmed Rhazaoui, il faut reconnaître que l’essentiel des idées fortes ressort assez clairement. Il faut, sans doute, reconnaître le doigté du Professeur Noureddine El Aoufi, qui a su modérer cet atelier d’une main de velours, pour en faire ressortir les contraintes et les défis majeurs auxquels le Nouveau Modèle de Développement va faire face, dès ses premiers pas. Le Maroc est, à l’instar de l’ensemble des pays de la planète, devant des choix délicats, qui ne seront pas du goût du monde d’avant, à l’échelle de la planète. Il appartient aux assemblées élues, et au gouvernement de s’armer de pédagogie et de force de conviction à la mesure des enjeux.
En tant que journaliste ayant rédigé ce papier, je me permets de réagir à votre commentaire. Il ne s’agit pas que d’un résumé. Le défi majeur pour un journaliste professionnel qui se respecte est de rapporter fidèlement l’essentiel des idées débattues pendant des heures (sans les amputer) l’espace d’un papier en toute objectivité. Car comme le titre le montre, il s’agit bien de l’avis des économistes qui est livré dans ce papier.
Je suis très heureuse que cet article a suscité votre intérêt et je vous l’accorde, c’était un débat de très haute facture autant que les idées que vous avez bien eu l’amabilité de partager avec nous dans votre commentaire.
Merci d’avoir pris le temps de commenter en vous souhaitant une excellente année 2021 et en espérant vous lire très bientôt.
Imane Bouhrara