En 2013, la loi de finances a abrogé la TVA sur les opérations de livraison à soi-même de construction et l’a remplacé par une Contribution Sociale de Solidarité sur les livraisons à soi-même de construction d’habitation personnelle. Le produit de cette contribution est destiné à financer un Fonds d’Appui à la Cohésion Sociale.
Le législateur savait-il, en adoptant cette modification, qu’il favorisait la multiplication des exonérations accordées au titre de cette contribution sociale ? L’examen de cette disposition et de son évolution permet de montrer qu’en jouant avec la terminologie, on peut vider un impôt de son véritable contenet le rendre inopérant sur le plan du rendement fiscal.
L’insoutenable légèreté dans la prise de décision fiscale
Le changement opéré en 2013 a permis de supprimer la condition d’habitation principale pour bénéficier de l’exonération sous le régime de la TVA. Autrement dit, la loi a élargi le nombre de bénéficiaires de l’exemption dans le cadre de cette contribution sociale. Cette démarche est en totale contradiction avec le discours officiel qui prêche l’élargissement de l’assiette. Et ce procédé n’a soulevé aucune remarque.
Il faut savoir que l’habitation principale est définie comme le logement dans lequel réside son propriétaire de manière permanente ; alors que l’habitation personnelle peut englober tous ses biens immeubles, qu’il peut affecter à son habitation principale, secondaire, à l’habitation de ses enfants, de ses ascendants ou ceux donnés en location.
Il est clair que, dans notre société, la prononciation du seul mot solidarité annihile toute tentative de discussions ou de critiques ; c’est pourquoi un petit rappel est nécessaire pour comprendre l’évolution de cette disposition et les conséquences de son abrogation et de son remplacement.
Faut-il le répéter, l’analyse de la politique fiscale ne doit pas se limiter à la relecture du CGI, mais il importe, avant tout, de comprendre pourquoi, comment et dans quelles conditions ces impôts ont été adoptés et pour quelle finalité. L’analyse de la TVA sur les livraisons à soi-même de construction nous donne un aperçu sur l’insoutenable légèreté dans la prise de décision fiscale.
A l’origine, dans la loi instituant la TVA, l’exonération était accordée aux constructions à usage d’habitation personnelle réalisées par des personnes physiques directement ou par l’intermédiaire de coopératives d’habitation ou de société civiles immobilières constituées par les membres d’une même famille… La loi ne prévoyait aucune condition pour l’octroi de cet avantage.
La loi de finances pour 1992 a encadré cette exonération en l’accordant uniquement aux constructions dont la superficie couverte n’excède pas 240 m² et à condition qu’elle soit destinée à l’habitation principale de l’intéressé pendant une période de 4 ans à compter de la date de délivrance du permis d’habiter.
Pour justifier cette mesure, la note circulaire de la de la DGI, relative à la loi de finances pour 1992, évoquait «la difficulté d’appréhender le chiffre d’affaires des différents intervenants dans le secteur de la construction et la nécessité de prévenir les éventuels abus en matière de déduction ». Cette note précisait également que le non-respect de la durée d’habitation ou en cas de location donneraient lieu à régularisation et au paiement de la TVA.
Un troisième changement est intervenu en 2006 lorsque la loi de finances a relevé le plafond de la superficie couverte exonérée de 240 m² à 300 m², sans changement pour la condition d’habitation principale pendant 4 années. Il est important d’expliquer qu’on entend par superficie couverte celle qui supporte un dallage, et sont, donc, exclues du total toutes les parties vides (terrasse, balcon, cour). Ainsi, une construction peut être édifiée sur une superficie de 500 m² ou plus et sans condition de standing.
Le pouvoir exorbitant de la DGI dans l’interprétation de la loi
Les contradictions sont apparues avec l’institution de la contribution sociale de solidarité. La note circulaire de la DGI relative aux mesures fiscales de la loi de finances de 2013 précisait que « face à une taxation de faible rendement et à des difficultés de gestion, le législateur a exclu du champ d’application de la TVA les opérations de livraison à soi-même de construction à titre occasionnel et leur remplacement par une contribution au profit du Fonds d’Appui à la Cohésion Sociale ».
Au lieu de renforcer les moyens pour mobiliser plus de recettes, le changement a permis d’étendre l’exonération à plus d’opérations de constructions et de supprimer l’obligation de conserver l’habitation pendant 4 ans. Par ailleurs, l’administration fiscale a décidé, dans sa note circulaire de 2013, et de son propre chef d’élargir le bénéfice de l’exonération à :
- l’habitation principale ;
- l’habitation secondaire ;
- l’habitation des ascendants et/ ou descendants ;
- la location de murs nus à usage d’habitation y compris les locaux commerciaux rattachés aux logements à usage d’habitation.
Dorénavant, la loi -ou l’administration fiscale- accorde la possibilité de se construire plusieurs habitations personnelles destinées à soi-même, en tant que résidence habituelle ou secondaire, à chacun de ses enfants, à ses ascendants, sans limite de nombre et pouvant toutes être d’une superficie couverte de 300 m². En clair, l’ensemble des modifications apportées à cette contribution sociale est en totale contradiction avec la volonté proclamée d’aider les plus démunis en leur affectant des ressources improbables.
Comme le justifie également la note de présentation du projet de loi de finances pour 2013, « face à la taxation de faible rendement en matière de TVA sur la livraison à soi-même de construction à usage d’habitation, entachée par la fraude, la falsification et la présentation de factures fictives…, il est proposé d’abroger ce dispositif fiscal et son remplacement par une contribution de solidarité» (site : ministère des finances).
Selon cette conception surprenante, il faudrait abroger tous les impôts gangrénés par la fraude au lieu de lutter contre ces pratiques illégales.
C’est parce qu’elle ne produit rien qu’on l’affecte au financement du fonds de cohésion sociale ? A l’origine, cette taxe ne rapportait pas beaucoup ; que va-t-elle générer comme recette après avoir été vidée de son contenu ? Si les chiffres ne sont pas disponibles pour connaître son rendement, on peut se référer aux quelques estimations mentionnées dans les rapports, 2012 et 2013, sur les dépenses fiscales pour en juger (site : www.tax.gov.ma)
Nature de l’exonération | Montant de la dépense fiscale par année (en millions de DH) | |||
2010 | 2011 | 2012 | 2013 | |
Livraison à soi-même de constructions | – | 144 | 155 | 160 |
Opérations de constructions de logements réalisées par les coopératives d’habitations au profit de leurs membres | 75 | 76 | 76 | – |
La note circulaire de la DGI pour 2013, et non la loi, précise tout de même «que lorsqu’une personne se livre à des actes répétitifs de construction dans le but d’affecter les logements construits soit à la vente soit à la location, dans ce cas il s’agit d’une activité de promotion immobilière, soumise à la TVA dans les conditions de droit commun».
Cependant, cette disposition peut être facilement contournée puisque les personnes peuvent construire pour leurs descendants ou ascendants. Après un certain délai, ils peuvent passer par des donations en acquittant un droit d’enregistrement de 1,5% au lieu de 4% et revendre sans difficulté. La loi n’a rien prévu pour contrer ces pratiques d’optimisation fiscale et cela ne peut être considéré comme un abus de droit.
En effet, les donations entre mari et femme, frère et sœur, ascendants et descendants ne sont soumises qu’à un droit d’enregistrement proportionnel de 1,5% à la charge du donataire. Quand au donateur, il bénéficie de l’exonération au titre de l’IR sur le profit foncier pour ces mêmes opérations.
D’ailleurs, on retrouve dans cette même note un paragraphe qui précise que «les constructions édifiées occasionnellement, dont la superficie couverte n’excède pas 300 m² et destinées à la vente ou à la location ne sont pas recherchées pour le paiement de la contribution Sociale de Solidarité sur les livraisons à soi-même de construction ».
En 2016, la loi de finances a apporté deux changements. Elle a d’abord remplacé le taux flat d’imposition de 60 DH/m² par un barème progressif :
Superficie couverte en mètre carré
| Tarif en DH/m² |
Inférieur ou égal à 300 | 0 |
301 à 400 | 60 |
401 à 500 | 100 |
Au-delà de 500 | 150 |
Elle a ensuite abrogé l’article qui prévoyait que« lorsque la superficie construite est supérieure à 300 m², la contribution Sociale de Solidarité est applicable sur la totalité de la superficie couverte construite». On a ainsi introduit la progressivité pour ce prélèvement comme en matière de taxation des revenus. Cela signifie que quelque soit la superficie construite, les 300 premiers m² restent exonérés.
En 2018, la loi de finances a renforcé les conditions d’exonération des coopératives et des associations d’habitation en matière d’IS (article 7-I.B du CGI) en exigeant que «le coopérateur ou adhérent affecte le logement à son habitation principale pour une durée minimale de quatre (4) ans à compter de la date de conclusion de l’acte d’acquisition définitif ». Sachant que les constructions réalisées dans le cadre de ces coopératives et associations (article 274 du CGI) sont dans le champ d’application de cette contribution sociale, on se retrouve face à une nouvelle contradiction découlant de conditions différentes prévues par deux prélèvements distincts.
Il est utile de rappeler que deux autres contributions, éphémères, avaient été prévues avec le même objectif. Il s’agit de la contribution sur les bénéfices des sociétés et celle sur le revenu des personnes physiques.
La loi de finances pour 2019 a institué une obligation de déclaration. Cependant, les habitations personnelles qui ne dépassent pas 300 m² ne sont pas concernées. Cette disposition, qui a pour objectif de lutter contre les insuffisances de déclarations et d’augmenter les recettes, n’est pas pertinente dans la mesure où la superficie de la majorité des constructions n’excède pas 300 m².
Une enquête de 2012, même partielle, sur le logement initiée par le ministère de l’habitat et de la politique de la ville révèle que «les logements de petite à moyenne taille constituent l’essentiel du parc logement du Maroc : 83% des logements ont une surface inférieure à 150 m² (42% avec une surface inférieure à 75 m²) ; les logements de plus de 150 m² représentent moins de 17% du parc national». De plus, une évaluation aurait pu être faite sur la base des permis de construire délivrés par les autorités compétentes, dans le cadre des dépenses fiscales.
Force est de constater que l’administration fiscale n’a pas pris la peine d’engager une étude pour connaître le nombre de constructions dont la superficie couverte dépasse cette limite. Partant, les sociétés de matériaux de constructions, quelque soit leur importance, et toutes les autres professions liées à cette activité pourront continuer à exercer dans l’informel et développer le commerce des fausses factures, puisque la loi a décidé de les débarrasser de toutes les contraintes.
En fait, nous sommes à des années-lumière de l’objectif exposé par la DGI, dans sa note circulaire de 2013, affirmant que cette mesure avait été adoptée «dans le but de poursuivre les efforts de mobilisation des ressources en faveur des populations démunies et de renforcer la solidarité sociale ».
Il faut rappeler que les recettes du fonds d’appui à la cohésion sociale servent à financer, entre autres, des actions de lutte contre l’abandon scolaire, renforcer la scolarisation dans les milieux défavorisés et l’Initiative Royale de «1 million de cartables».
Entre ces opérations à finalité sociale et l’exonération des constructions d’une superficie de 300 m², quelque soit leur destination, «la justice et la solidarité se sont exprimées en faveur des plus nantis au détriment des plus démunis».
Dans son discours de clôture, lors des dernières Assises de la Fiscalité, Monsieur le Ministre de l’Economie et des Finances a rappelé qu’il fallait «engager une campagne de sensibilisation sur le rôle de l’impôt dans l’édification d’une société solidaire et équitable». Aujourd’hui, l’important est que ces éléments de discours se concrétisent et servent de fondement au nouveau modèle de développement économique et social.
Zaya Mimoun
Docteur en droit public