La loi à elle seule n’est pas suffisante pour régler la problématique des délais de paiement. D’autres leviers importants sont à actionner et vite. Les détails avec Amine Diouri, Directeur Etudes & Communication chez Inforisk.
EcoActu : Quelle appréciation faites-vous des recommandations contenues dans le dispositif de la CGEM pour relancer la machine des délais de paiement ?
Amine Diouri : Un premier constat. Les mesures annoncées par l’Etat ces derniers mois pour réduire les délais de paiement Public-Privé, ont été nombreuses (plateforme Ajal, comités régionaux et centraux) et efficaces (chute drastique des délais de paiement sur les marchés publics). Maintenant, reste l’autre point majeur : les délais de paiement Privés-Privés, et dont le crédit interentreprises s’élevait selon nos chiffres à 423 milliards de dirhams en 2017, soit plus de 33% du PIB marocain.
Concernant les mesures proposées par le Patronat, plusieurs choses me viennent à l’esprit. Premièrement, et je pense que ça caractérise l’esprit des mesures, celles-ci sont orientées vers plus de sanctions : amendes directes, interdictions d’accès aux marchés publics, non déductibilité fiscales… Je ne peux qu’être d’accord avec tout cela. La sensibilisation est importante mais pas suffisante. Les mauvaises pratiques sont ancrées chez les opérateurs privés, à tel point qu’on dit qu’elles sont culturelles ! A un moment donné, il faut hausser le temps et punir les réfractaires. Deuxièmement, on comprend que la loi uniquement n’est pas suffisante pour régler la question des délais de paiement. La lutte contre les retards de paiement passe également par d’autres leviers : fiscaux, commercial, voire même bancaire et financier (avec la promotion par exemple de l’affacturage inversé ou la prise en compte du poids du compte « fournisseurs » dans la notation des entreprises). Tout cela va dans le bon sens. Maintenant, l’Etat est seul décisionnaire, et seul le courage politique de notre gouvernement permettra la mise en œuvre de ces mesures. Car je le rappelle, le crédit interentreprises est un rapport de force entre une petite et une grande entreprise. La TPE ne peut se défendre seule, sans un cadre légal qui la protège et surtout sans l’interventionnisme de l’Etat pour faire valoir les droits du petit fournisseur. C’est dans ce cadre-là qu’en France, les contrôles sont mis en place par la DGCCRF, avec de fortes pénalités pouvant aller jusqu’à 2 millions d’euros pour les mauvais payeurs.
Pouvez-vous nous informer sur le comportement des délais de paiement au titre de l’année 2018 et des premiers mois de l’année en cours ?
Dans le cadre de la mise en place du programme Dun Trade au Maroc (programme mondial permettant de caractériser précisément le comportement de paiement des entreprises clientes et de calculer les retards de paiement), je rencontre énormément de chefs d’entreprises de TPME mais aussi de grandes entreprises. Je précise que ce programme est la seule initiative privée au Maroc visant à réduire les délais de paiement. A l’issue de mes réunions, le son de cloche est le même. 1- Les retards de paiement sont ancrés dans notre culture, presque un sport national (un sport où nous ne sommes pas loin de décrocher la médaille d’or selon les chiffres de Dun & Bradstreet ou ceux d’assureurs crédits). 2- Les délais ne cessent de s’accroitre d’année en année, 2018 et le début d’année 2019 ne faisant pas exceptions à la règle. 3- Les ETI (entreprises de tailles intermédiaires) et grandes entreprises souffrent également de l’allongement des délais de paiement.
Lequel des 2 secteurs, publics ou privés, a amélioré ses performances en matière de délais de paiement ? Quelles en sont les raisons ?
Clairement, la question des délais de paiement a avancé beaucoup plus vite sur son volet « Public ». Une série de mesures a été annoncée ces derniers mois pour réduire drastiquement les délais de paiement de l’Etat et des EEP (établissements et entreprises publics): mise en place de la plateforme Ajal, suivi régulier par la DEPP des retards de des EEP, mise en place de comités régionaux et centraux… Les résultats sont là : les chiffres ont baissé drastiquement pour baisser sous la barre des 60 jours sur les marchés publics. Ce progrès notable est principalement du à l’intervention de Sa Majesté le Roi, lors du discours du 20 aout dernier, où il avait mis en lumière la fragilité de nos TPME, du fait des délais de paiement trop longs de l’administration et des collectivités locales. Depuis, les choses se sont accélérées sur le volet « Public ».
Le volet « Privé » des délais de paiement est le parent pauvre aujourd’hui : une loi 49-15 inapplicable, très peu d’entreprises qui déclarent des pénalités de retards, des fournisseurs doublement pénalisés fiscalement (ils ne sont pas payés et doivent payés de l’impôt sur ces montants non encaissés. Idem pour les pénalités de retard)… Pour ne pas être complètement injuste avec notre gouvernement, près de 40 milliards de dirhams ont été réinjectés en 2018 auprès des entreprises (remboursement de crédits de TVA), ce qui leur a redonné du souffle via une amélioration de leur trésorerie.
Depuis l’entrée en vigueur de la loi sur les délais de paiement, un seul décret d’application a vu le jour, à savoir celui régissant l’Observatoire des Délais de Paiement. Quel enseignement tirez-vous du manque de dynamisme gouvernemental pour accélérer la production juridique afférente aux délais de paiement ?
En effet, la loi 49-15 prévoit la publication de 2 autres décrets : celui sur les pénalités de retards et un autre sur les délais sectoriels (après étude et validation par la Direction de la Concurrence). Sur le premier point, il me semble nécessaire que la pénalité soit forte pour agir comme un répulsif : aujourd’hui et pour schématiser, les clients bénéficient d’un crédit gratuit auprès de leurs fournisseurs, tandis que ces derniers doivent faire financer leur BFR par les banques (sachant que le taux du crédit de trésorerie oscille entre 5 et 7%).
Maintenant, et pour être honnête, l’application pleine et entière de la loi 49-15 ne réglera pas tous les problèmes. Les propositions de la CGEM le montrent : les solutions à apporter à cet épineux problème sont protéiformes. Néanmoins, et c’est plus grave, cet absence de dynamisme (ou de volonté politique) dans la mise en œuvre de la loi, envoie un très mauvais signal aux opérateurs privés et les confortent dans leurs mauvaises pratiques.