La migration en Afrique est une réalité ancienne, enracinée dans l’histoire des peuples, des empires et des échanges commerciaux transsahariens. Toutefois, Au cours des deux dernières décennies, les études sur les migrations et les frontières en Afrique ont considérablement évolué, notamment à la lumière de l’externalisation des politiques migratoires européennes. Ce phénomène a marqué un véritable tournant dans l’analyse des mobilités en Afrique et a acquis une nouvelle visibilité dans les débats publics et politiques.
Pourtant, loin de l’image d’un exode massif vers l’Europe, près de 80 % des flux migratoires africains ont lieu à l’intérieur même du continent (African Union & IOM, 2020). Comprendre ces dynamiques impose de dépasser les idées reçues, pour analyser les causes profondes des migrations, les défis multiples qu’elles soulèvent et les réponses institutionnelles émergentes à l’échelle continentale.
Comprendre les dynamiques migratoires
Tout le long de l’histoire connue, il y avait des mobilités intensives entre les deux côtés du Sahara à travers le commerce transsaharien (caravanier), la conquête, le pèlerinage, et l’éducation religieuse.
Selon le rapport conjoint de l’Union africaine (UA) et de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), en 2020, près de 25 millions de migrants africains résident dans un autre pays africain, contre environ 11 millions vivant en Europe et 5 millions en Amérique du Nord. Les corridors migratoires les plus actifs se situent entre pays voisins : Burkina Faso–Côte d’Ivoire, Mali–Sénégal, Éthiopie–Soudan, etc.
Cependant, comme les crises migratoires dans les enclaves espagnoles au Maroc en 2005 et dans les Iles Canaries espagnoles en 2006 ont démontré, les africains du sub-Sahara ont une tendance croissante à migrer vers les pays de l’Afrique du Nord. Tandis que certains utilisent la région comme un point de transit vers l’Europe, bien d’autres restent en Afrique du Nord.
Les migrations africaines présentent une grande diversité : migrations économiques, réfugiés et déplacés internes, migrations estudiantines, ainsi que des migrations environnementales de plus en plus fréquentes en raison des effets du changement climatique, notamment la sécheresse, la désertification et la dégradation des sols (Renaud et al., 2011).
Les causes structurelles des migrations africaines
Parmi les causes structurelles, on distingue :
- Les inégalités économiques et un développement territorial déséquilibré. La croissance démographique rapide combinée à un déficit d’opportunités d’emploi génère une pression migratoire importante, en particulier chez les jeunes (BAD, 2022).
- Les facteurs politiques et sécuritaires, comme les conflits internes, les crises de gouvernance et les violations des droits humains, forcent des millions de personnes à fuir la violence. Des cas notoires incluent la Libye post-2011, le Soudan du Sud, ou encore le conflit au Tigré (Éthiopie).
- Le changement climatique, qui provoque des sécheresses, des inondations, la salinisation des terres et la désertification, pousse les populations rurales et pastorales à migrer à l’intérieur ou au-delà des frontières nationales (IOM, 2021).
Les défis posés par les migrations africaines
De nombreux migrants africains sont confrontés à des violences physiques, à la traite humaine, à la détention arbitraire et à l’exploitation économique, notamment sur les routes migratoires traversant le Sahara ou en Libye et en Algérie (Amnesty International, 2022). La précarité de leur statut juridique accroît leur vulnérabilité.
Ainsi, beaucoup de pays africains ne disposent pas de législations migratoires conformes aux standards internationaux. La migration y est encore trop souvent perçue comme un enjeu de sécurité. Toutefois, le Maroc constitue une exception notable, ayant adopté dès 2013 une Stratégie nationale d’immigration et d’asile (SNIA) fondée sur une approche fondamentalement humaniste. Le pays a également lancé des campagnes de régularisation et intégré les migrants dans les politiques publiques (santé, éducation, emploi).
Une gouvernance migratoire en construction
Face à la complexité du phénomène migratoire, l’Union africaine a adopté en 2018 un Cadre de politique migratoire pour l’Afrique, qui vise à promouvoir une migration sûre, ordonnée et régulière, dans le respect des droits humains. Ce document plaide pour l’intégration de la migration dans les politiques nationales de développement.
En outre, l’UA a inauguré en 2020 à Rabat l’Observatoire africain des migrations, premier du genre sur le continent, chargé de centraliser les données, renforcer les capacités et appuyer les États membres dans leurs politiques migratoires.
Adopté en 2018, ce protocole vise à supprimer progressivement les visas entre pays africains, et à garantir le droit de résidence et d’établissement. Il complète la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) en facilitant la mobilité des travailleurs et des compétences. Néanmoins, sa ratification reste limitée : seuls 4 pays l’ont ratifié à ce jour, freinant sa mise en œuvre effective (IOM & UNECA, 2021).
Certaines communautés régionales comme la CEDEAO ont instauré depuis 1979 un protocole sur la libre circulation, permettant à leurs citoyens de voyager et de s’installer librement. D’autres initiatives existent dans la région IGAD (Corne de l’Afrique) ou la SADC, bien qu’à des degrés d’avancement variables.
Vers une nouvelle approche de la migration en Afrique
La migration peut être un levier économique majeur. En 2022, les transferts de fonds envoyés par les migrants africains ont dépassé 53 milliards de dollars, représentant une source essentielle de revenus pour de nombreux ménages, et dépassant même parfois l’aide publique au développement (Banque mondiale, 2023).
Les migrations peuvent faciliter le transfert de compétences et de savoirs, l’intégration régionale et la circulation des talents et de la main-d’œuvre dans des secteurs clés (agriculture, BTP, santé, etc.).
Les ONG, les collectivités locales et les diasporas africaines jouent un rôle central dans l’accueil, la médiation interculturelle et le soutien aux migrants. Leur participation devrait être renforcée dans la gouvernance migratoire à tous les niveaux.
Par Khalid Cherkaoui Semmouni,
professeur universitaire de droit, spécialiste en droits de l’homme et migration
Bibliographie
– African Union & IOM (2020). Africa Migration Report : Challenging the Narrative.
– Renaud, F. et al. (2011). A Decade of Environmental Migration Research. Global Environmental Change, 21(Suppl 1), S82–S93.
– Banque africaine de développement (2022). Africa’s Youth Employment Challenges.
– Amnesty International (2022). Trapped in Transit : Abuses Faced by Migrants in North Africa.
– Union Africaine (2018). Cadre de politique migratoire pour l’Afrique.
– IOM & UNECA (2021). Migration in the Context of the AfCFTA : Impacts and Opportunities.
– Banque mondiale (2023). Migration and Development.
– Camille Cassarini, Jean-Pierre Cassarino, Alizée Dauchy et Delphine Perrin (2024), Des régimes de mobilité en Afrique : politiques, territorialités, usages et régionalisation, Revue Européenne des Migrations Internationales (REMI), vol. 40 – n°4.
– Hein de Haas, Migrations Transsahariennes vers l’Afrique du Nord et l’UE : Origines Historiques et Tendances Actuelles, November 1, 2006.