L’eau devient une variable stratégique. À l’heure du dérèglement climatique, elle n’est plus simplement une ressource à gérer mais un facteur de stabilité, de tension et peut-être même d’influence. Le Maroc, confronté à une baisse drastique de ses ressources hydriques, peut apparaître comme un pays vulnérable. Mais une autre lecture de cette situation est possible. Comme il l’a démontré avec les énergies renouvelables, le Royaume a également l’opportunité de transformer cette contrainte en levier d’influence. Face à la sécheresse, le Maroc pourrait non seulement assurer sa propre sécurité hydrique, mais aussi devenir un fournisseur de solutions pour tout le continent africain.
Du stress hydrique à l’influence géopolitique
Le constat est sévère. Les ressources en eau renouvelables du Maroc ont chuté de plus de 60 % en trois décennies. Les nappes phréatiques s’épuisent, les pluies sont erratiques, et les barrages ne suffisent plus à garantir une régulation efficace. Le stress hydrique est structurel et permanent. Il est accentué par les aléas climatiques, par une agriculture toujours plus gourmande en eau (plus de 80% des ressources en eau du pays y sont consacrées), et par une urbanisation rapide qui fait exploser la demande. Les récents rapports de l’IMIS et de l’IRES le rappellent, c’est tout un modèle de développement qu’il faut reconfigurer. Mais cette pression n’est pas propre au Maroc.
De nombreux pays du Sud global (Jordanie, Égypte, Afrique du Sud, Espagne) connaissent des tensions similaires. Ce qui distingue les nations dans ce contexte, c’est leur capacité à transformer la pénurie en levier de pouvoir. Gouverner l’eau devient un acte souverain. Et dans certaines régions du monde, c’est même un outil diplomatique. Ces dernières années, les pouvoirs publics marocains ont amorcé un tournant important. Parmi les mesures concrètes, nous pouvons citer le programme national pour l’approvisionnement en eau potable et l’irrigation (2020–2027), les chantiers de dessalement d’eau de mer, le transfert hydraulique Nord-Sud, ou encore la revalorisation des eaux usées.
Ces projets témoignent d’une volonté claire de sécuriser l’avenir hydrique du pays. Il y a au Maroc une prise de conscience aiguë de l’urgence de gérer durablement la question de l’eau. Reste à transformer ces atouts défensifs en leviers géostratégiques offensifs. Il s’agirait alors d’exporter notre savoir-faire, de proposer des solutions, et de bâtir un soft power hydrique à l’échelle continentale, comme nous l’avons déjà fait avec l’énergie.
De l’énergie à l’eau, une stratégie marocaine du soft power
Le Maroc l’a déjà démontré dans un autre domaine, celui de l’énergie. En deux décennies, il est passé du statut de pays fortement dépendant à celui de leader africain des énergies renouvelables. Grâce à des projets phares comme Noor à Ouarzazate, à une stratégie de « diplomatie verte » lors de la COP22, et à un réseau d’accords Sud-Sud, le Royaume a su construire une image de pionnier crédible et d’exportateur de solutions. Ce modèle peut aujourd’hui inspirer une stratégie similaire dans le domaine de l’eau. Le parallèle est clair, les deux secteurs relèvent d’une même logique de transition écologique et de souveraineté. Le Maroc pourrait ainsi devenir le référent africain en matière de sécurité hydrique, en s’appuyant sur ses nombreux atouts :
- Une maîtrise croissante des technologies de dessalement, de réutilisation (re-use) et d’irrigation de précision.
- Des opérateurs publics solides (ONEE, ministère de l’Équipement, agences de bassins) pouvant porter une coopération technique structurée.
- Une capacité d’ingénierie locale déjà reconnue, notamment dans la mise en œuvre du projet de transfert d’eau entre Sebou et Bouregreg (autoroute de l’eau opérationnelle depuis août 2023).
À l’instar de l’AMEE ou de MASEN pour l’énergie, le Maroc pourrait créer un centre africain de l’eau et de la résilience climatique, à vocation diplomatique et technique. Ce hub servirait à former, conseiller, co-financer des projets dans les pays voisins, dans une logique de solidarité active et d’influence géohydrique.
Vers une doctrine marocaine géohydrique ?
Encore faut-il que cette vision s’inscrive dans une doctrine claire. La sécurité hydrique ne peut pas être uniquement une affaire d’ingénierie ou de plan sectoriel. Elle doit faire l’objet d’une stratégie nationale cohérente, articulée autour de trois axes : la souveraineté, l’attractivité, la projection.
C’est ce que suggèrent les travaux récents de l’IMIS et de l’IRES qui appellent à :
- Une réforme de la gouvernance de l’eau, avec des instances de pilotage stratégiques et transversales.
- Une approche « Nexus Eau-Energie-Agriculture-Climat », dépassant les silos institutionnels.
- Une démarche prospective, fondée sur une cartographie des risques et des dépendances critiques.
À cette doctrine intérieure pourrait s’additionner une doctrine extérieure. L’eau, au même titre que l’énergie ou la santé, est un levier d’influence dans les relations internationales. Pour le Maroc, il s’agit de proposer un récit d’exemplarité (comment gérer la rareté), un récit d’expertise (comment concevoir des solutions locales adaptées aux besoins spécifiques des nations), et un récit d’engagement régional (comment coopérer au-delà des frontières). Dans un monde en stress hydrique permanent, les pays qui sauront anticiper, innover et coopérer autour de l’eau ne seront pas seulement les plus résilients, ils seront également les plus influents. À terme, cette dynamique pourrait constituer les bases d’un véritable soft power, où le Maroc exporterait non pas de l’eau… mais des solutions, des standards, une expertise et un narratif géostratégique fort : De la pénurie à l’influence géohydrique.
Ecrit par Par Nabil NAILI
Diplômé HEC et membre de l’IMRI