Les derniers développements des tensions commerciales entre le Maroc et la Turquie mettent au grand jour le désarroi du royaume face à l’assaut turc sur le marché marocain depuis la conclusion de l’ALE en 2006 mais surtout grâce à des produits de qualité et aux prix très abordables. La radioscopie des échanges entre 2010 et 2019 permet de constater la fulgurante ascension des produits turcs au Maroc face à une offre exportatrice marocaine qui peine à y faire face.
Certes la rencontre entre le ministre de l’industrie, du commerce, de l’Economie Verte et Numérique, Moulay Hafid Elalamy et son homologue turque Ruhsar Pekcan, ce 15 janvier lors de la cinquième session du Comité mixte de l’accord de libre-échange à Rabat a permis de calmer les esprits. Mais la décision de revoir l’ALE conclu entre le Maroc et la Turquie en 2006 restera tributaire du travail qui sera accompli par leurs délégations respectives sur un échéancier très court : le 30 janvier, l’on saura à quoi s’en tenir. D’autant que la Turquie n’est pas le genre de pays à se laisser faire. D’ailleurs, le premier litige du Maroc devant l’OMC c’est à cause de la plainte déposée par la Turquie sur les droits antidumping appliqués aux produits d’acier laminé à chaud, l’obligeant même à former un appel concernant le rapport du groupe spécial de l’OMC.
En attendant de voir ce qui sera fait et ce que nous réserve la partie turque, la radioscopie des échanges entre les deux pays permet de cerner mieux la menace qui plane sur le marché domestique et ses industries, obligées à chaque fois de saisir le ministre de l’Industrie.
Selon les données statistiques de l’Office des Changes, entre l’année 2010 et les neuf premiers mois de 2019 (de janvier à septembre 2019) les importations du Maroc sont passées de 297.000 MDH à 367.127 MDH (481.442 MDH en 2018). La part des importations à partir de la Turquie est passée de 2,2 % à 5,1 % soit de 6.425 MDH à 18.821 MDH (21.536 MDH en 2018). La Turquie est passée du 11ème au 6ème exportateur vers le Maroc après l’Espagne, la France, la Chine, les Etats-Unis, l’Italie et juste devant l’Allemagne.
Par produits importés, le trio de tête est composé par les voitures de tourisme dont la valeur est passée de 325 MDH à 1.455 MDH (2.238 MDH en 2018), suivies par les fils, barres et profilés en fer ou en aciers non alliés dont la valeur est passée de 768 MDH à 1.705 MDH (1.545 MDH en 2018) et fermant le podium, on retrouve les voitures utilitaires qui sont passées d’une valeur de 40 MDH à 971 MDH (1.048 MDH en 2018).
Jusque-là rien de bien menaçant, et encore. Mais quand on prend le secteur textile et habillement, l’on constate les dégâts causés pour tous les pans de cette industrie traditionnelle du Maroc. En effet, si l’on fait la somme des importations des tissus et fibres synthétiques, tissus et fils de coton, des articles de bonneterie, des vêtements confectionnés, des tissus élastiques, des tissus de coton et des non-tissés, le constat est sans appel !
La valeur des importations de ces produits est passée de 1.474 MDH en 2010 à 3.019 MDH rien que pour les neuf premiers mois de 2019 (3.870 MDH en 2018). Une manne qui échappe à notre industrie domestique dans son propre marché.
Ceci aide à mieux comprendre pourquoi en janvier 2018, le Maroc avait décidé d’actionner les mesures d’ajustement transitoires visées à l’article 17 de l’Accord de libre-échange entre le Maroc et la Turquie sur certains produits de textiles et d’habillement. Le secteur, premier employeur industriel, avec 27% des emplois industriels nationaux (165.000 emplois stables pour 1.200 unités) perdrait chaque année 20.000 postes d’emploi en raison de la concurrence turque.
Des exportations marocaines timorées
Du côté marocain les effets de l’ALE ont été plus timorés puisque sur la même période, (2010 aux neuf premiers mois de 2019) sur des exportations totales de 149.583 MDH, les exportations vers la Turquie sont passées de 2.882 MDH à 4.430 MDH (5.550 MDH en 2018), faisant passer le Maroc du 12ème au 10ème rang des partenaires commerciaux de l’ancien empire ottoman. La part de marché du Maroc a, à peine, bougé de 1,9% à 2,1% seulement en dix ans !
Par ailleurs le taux de couverture s’est dégradé à vue d’œil passant de 44,9 % à seulement 23,5%, toujours selon les statistiques de l’Office des Changes. Le Maroc est déficitaire sur toute la ligne à cause entre autres, osons le dire, du manque de compétitivité et de diversification de ses produits et une faiblesse de la valeur ajoutée des produits que nous exportons. Certes, on peut citer les cas de dumping avéré mais l’on ne peut pas généraliser sur l’ensemble de la production turque qui franchit, voire capote nos frontières.

Source : L’Office des Changes
Par produits exportés, on constate que le Maroc ne fait pas le poids si ce n’est la richesse de notre sol et de nos mers. En effet, si ces dernières années le Maroc a pu pousser la valeur des voitures de tourisme importées du Maroc par la Turquie passant de 43 MDH à 556 MDH pour les neuf premiers mois de 2019 (1.216 MDH en 2018), le reste des exportations marocaines est dominé par l’acide phosphorique dont la valeur n’a pas évolué, voire s’est dégradée sur une décennie. On note une progression de la farine et la poudre de poisson dont la valeur est passée de 109 MDH en 2010 à 624 MDH en 2019 (669 MDH en 2018). Les statistiques de l’OC montrent également un intérêt pour l’or industriel importé par la Turquie du Maroc dont la valeur des exportations est passée de 1 MDH à 302 MDH sur la même période. Pour le reste, les progressions sont très aléatoires. Des produits ont même disparus de la liste des exportations vers la Turquie.
Fait marquant également est celui des exportations des produits laminés plats, en fer ou en aciers non alliés qui se chiffraient à 145 MDH en 2010, ont fléchi jusqu’à atteindre zéro DH exporté pour ces neuf premiers mois de 2019. Soit la Turquie a trouvé un fournisseur beaucoup plus compétitif, soit elle a développé sa propre production locale. Dans les deux cas, cela doit continuer à nous interpeller aussi bien que la compétitivité de nos produits à l’export et la qualité des produits destinés au marché local.
C’est dire que les industriels marocains ne peuvent pas se cacher derrière les mesures de sauvegarde ni se réjouir qu’un ALE soit révisé ou carrément rompu, car la menace ne vient pas de la Turquie ou de la Chine, mais de la capacité de ces industriels d’abord à être compétitifs et à forte valeur ajoutée sur leur marché domestique pour prétendre conquérir des marchés externes.
Aussi, il est à se demander pourquoi certaines industries de forte valeur ajoutée notamment technologique n’arrivent pas à percer ce marché.
Une réflexion doit être menée dans ce sens, avec le ministère de tutelle, les fédérations et les opérateurs eux-mêmes pour mettre à plat les difficultés rencontrées.
Sur un autre sillage, les Marocains eux ne semblent pas concernés par ce bras de fer engagé entre les deux pays et continuent de consommer des produits qu’ils jugent de qualité et accessibles à toutes les bourses. D’ailleurs, rien qu’en 2019, ils étaient près de 218.000 à se rendre en touristes en Turquie, 18.241 touristes marocains rien que pour le mois de novembre 2019.