On ne sait pas quand est-ce que nous allons sortir de cette crise sanitaire, mais ce qui est certain c’est que la crise économique qui est déjà là et qui se perpétuera, créera un climat propice à l’extension des actes frauduleux en milieu de travail. Les retours d’expertise des crises économiques précédentes nous le rappellent à chaque fois. La fraude interne reste donc un enjeu clé bien souvent sous-estimé en temps normal et pour lequel certainement une attention particulière et continue est nécessaire, en temps de crise.
Cette communication a pour objectif de vous fournir les lignes directrices quant aux mesures à prendre pour faire face au risque de fraude interne après la reprise des activités.
Dans un premier temps j’aborderai la notion de fraude interne, sa typologie et ses facteurs, j’exposerai ensuite dans une deuxième partie la logique du fraudeur. Suivront les enjeux de la lutte contre la fraude interne avant de terminer par les dispositifs de lutte contre la fraude en temps de crise.
- De quoi la fraude interne est-elle le nom ?
On peut définir la fraude interne comme ‘‘l’utilisation de son activité professionnelle pour s’enrichir personnellement tout en causant ou en détournant délibérément les ressources ou les actifs de l’entreprise.’’ De cette définition, il ressort trois éléments essentiels à la qualification de la fraude :
- L’intention frauduleuse, elle représente la volonté de nuire de l’auteur de l’acte.
- Une volonté de dissimulation, ou l’acte ayant pour objectif de cacher la fraude (ex. fausses écritures comptables, destruction de fichiers informatiques).
- Et un mode opératoire représenté par le schéma de fraude.
Si la crise pandémique du COVID 19 fait partie des risques émergents, difficiles à anticiper de par la faible visibilité les caractérisant, touchant directement à la pérennité opérationnelle ou économique des activités, la fraude interne reste un risque opérationnel, bien qu’il pourrait être induit par la crise que nous vivons, que l’on devrait pouvoir contrôler [le risque de fraude] et mettre sous surveillance.
Selon la classification opérée par l’association de certification des examinateurs de fraude (ACFE[1]) , la fraude interne peut prendre plusieurs formes :
- La manipulation intentionnelle des états financiers : elle peut être mortelle et mener l’entreprise à cesser son activité.
- Le détournement d’actifs : qu’on qualifie communément de fraude grippale, avec des impacts récurrents sur le niveau de rentabilité de l’entreprise ; il s’agit de détournement d’opportunités commerciales exclusives, de stocks, de fonds, … ; à identifier rapidement avant la phase de prolifération mortelle.
- La corruption :un cancer qui se propage avec des individus à faible sens de l’identité nationale et qui touche les entreprises dans leur fonctionnement. Il s’agit en effet d’une rupture avec ce qui nous lie, l’amour de la nation. On considère que derrière chaque acte de corruption commis par une organisation, il y a un détournement de fonds pour ce faire, avec une manipulation comptable pour le camoufler.
Suite à une enquête de terrain menée en 1950 par Donald Cressey[2], criminologue américain de l’école de Chicago, auprès de 200 prisonniers condamnés pour escroquerie, il développa la théorie du triangle de la fraude portant son nom. Cressey retient trois facteurs indissociables favorisant le passage à l’acte que sont: (i) la pression qui crée la motivation chez le fraudeur, par exemple, en ces temps de crise, la baisse probable de la rémunération incitative liée au rendement, (ii) l’opportunité ou l’occasion, facteur endogène situationnel lié à l’organisation, renvoyant à la défaillance du contrôle interne (en temps de crise, en effet, les réductions des coûts de fonctionnement entraînent la suppression des postes de cadres intermédiaires sans parfois que les incidences sur le contrôle interne n’aient été prises en considération, et (iii) la rationalisation, facteur personnel, lié à une culture « élastique » de l’individu.
Le triangle de la fraude permet, in fine, de comprendre les déterminants de la fraude ou expliquer a posteriori les actes des fraudeurs afin d’appréhender les actions correctives à entreprendre.
- La logique du fraudeur en milieu de travail
Il est établi aujourd’hui que dans un groupe donné composé de cent individus, seulement 20% ne passeraient pas à l’acte quelle que soit la situation ; par contre, 20% réaliseraient des fraudes quel que soit l’environnement et 60% pourraient être tentés de passer à l’acte. Ce qui nous donne un potentiel de fraudeurs non négligeable. Une vigilance accrue est donc de mise en ces temps de crise surtout que certains essayeraient de contracter une assurance du futur avec des arguments du style :
- « Personne n’est en règle » pourquoi serai-je le seul pigeon à l’être ? »
- « Je ne peux être le seul intègre »
- « L’entreprise risque de baisser le rideau, autant me servir avant qu’elle ne ferme»
- « Après ces longues années de service, l’entreprise me le doit »
- « Le patron nous demande de faire des sacrifices, pendant ce temps, lui sa rémunération n’a pas été impactée »
L’enchainement dans l’acte frauduleux va suivre trois phases et plusieurs étapes[3] :
- une phase pré-projet où le candidat à la fraude apprécie les pressions socio-économiques, en entamant son apprentissage des techniques nécessaires à la pratique de la fraude ;
- une phase construction du projet où le candidat passe à l’apprentissage situationnel avec construction du Business Model ;
- une phase opérationnalisation par alliance et légitimation de l’acte, il s’agit d’alliances internes et/ou externes (la fraude est le plus souvent le forfait de personnes organisées en clans).
- Enjeux de la lutte contre la fraude interne
La fraude interne représente une véritable menace pour les entreprises dans le monde, les pertes sont estimées (selon les enquêtes) entre 5% à 7% du CA soit des pertes avoisinant 4,3T$ à 6T$ en référence au PIB de 2018. Tout en restant sur une hypothèse optimiste, en appliquant le taux au PIB 2018 du Maroc, la fraude représenterait environ 6MM $ dans son hypothèse optimiste; l’économie souterraine et le blanchiment ne sont pas intégrés dans ce chiffre.
Suite à la crise de 2008, une étude[4] menée par le cabinet PWC auprès de 3000 entreprises de 44 pays, 30% d’entre elles avaient dit avoir été victimes de fraude sur un an. Près de 40% d’entre elles estimaient que la crise économique a favorisé ces délits.
La dernière enquête[5] du même organisme menée auprès d’un échantillon de 5000 entreprises dans 99 pays, publiée en 2020, estime à 47% les entreprises ayant été impactées par un acte de fraude. Cette augmentation des cas de fraudes nous rappelle que nous ne sommes pas devant un épiphénomène et que le risque pour que les entreprises y soient impactées en temps de crise est bien réel.
Toute crise amène son lot de fraudeurs, comme le dit l’adage, « l’occasion fait le larron ». Il faut s’attendre donc à une recrudescence des fraudes en milieu de travail si les organisations ne réévaluent pas leur dispositif de contrôle interne ou ne le redimensionnent pas, maintenant des contrôles inadaptés à la nouvelle donne post-CORONAVIRUS CRISIS.
Faisant aussi peser sur les salariés en place une pression accrue en matière de productivité, ceux-ci craignant de voir leur rémunération diminuer ou leur emploi supprimé s’ils ne remplissent pas des objectifs plus difficiles à atteindre du fait de la crise, ils pourraient se montrer plus enclins à adopter des comportements frauduleux.
Si les patrons mettent la priorité sur la survie de leur entreprise, reléguant les contrôles internes au second plan, ils procureraient des degrés de liberté supplémentaires aux fraudeurs actifs et encourageraient les fraudeurs potentiels à passer à l’acte puisque le risque d’être pris diminue. Un comportement exemplaire du management est aussi recommandé dans ce cas, montrant la voie, partageant les règles d’éthique et de responsabilité tout en recherchant l’équilibre entre le risque qu’une fraude survienne et le coût des contrôles internes.
- Les dispositifs de lutte contre la fraude en temps de crise
En période de crise, la lutte contre la fraude doit faire l’objet d’un consensus au sein des organisations de sorte à mobiliser des systèmes de prévention fondés sur approche d’exemplarité du top management, une reconnaissance du risque de fraudes comme risque opérationnel à cartographier avec une réévaluation systématique des dispositifs de contrôle interne associés.
Je préconise pour lutter contre la fraude interne en temps de crise, les mesures suivantes :
- commencer par faire un diagnostic du contrôle interne et ressortir les dysfonctionnements potentiels, sources de risques de fraudes;
- élaborer la cartographie des risques de fraudes vous permettant de réagir au plus tôt sur ceux-ci et de réévaluer les points de contrôles qui y sont associés. Il faut se concentrer sur les expositions importantes aux risques de fraudes et sur les fraudes les plus probables. La cartographie des risques est à même de vous permettre de réagir vite, il faut l’utiliser à bon escient et ne pas en faire une finalité;
- prendre en considération l’incidence des mesures de réduction des coûts sur les contrôles internes clés en redimensionnant ceux-ci à la nouvelle donne ;
- procéder à des inventaires réguliers des stocks et des fonds et ce dès la reprise des activités;
- veiller à la revue et au respect des circuits de validation et du principe de séparation des tâches pour réaliser des paiements, la reconfiguration organisationnelle oblige ;
- vérifier la réalité de la prestation rendue avant de procéder à un quelconque règlement selon les procédures qui vous sont propres, revues, le cas échéant ;
- opérer un suivi quotidien de votre trésorerie afin d’identifier au plus tôt toute sortie de fonds suspecte tout en spécialisant les comptes bancaires par type de dépenses pour mieux les contrôler;
- procéder à un contre-appel en cas de changement de coordonnées bancaires souhaité par un fournisseur à partir des coordonnées dont vous disposez et non de celles qui vous ont été communiquées par le candidat fraudeur ;
- mettre en place une procédure de due diligence pour s’entourer des bons partenaires (fournisseurs et clients) ;
- rendre l’intervention des auditeurs internes, si vous en disposez, agile, sinon faites évaluer régulièrement votre dispositif de contrôle interne par des consultants-experts.
L’objectif du contrôle interne est d’agir sur les trois facteurs du triangle de la fraude. C’est un moyen préventif de limiter la fraude au maximum ou de la découvrir aussitôt que possible. Les probabilités que les fraudes qui subsistent déjà depuis un certain temps soient détectées augmentent en période de difficultés économiques. Surtout que les modifications de procédures et les nouveaux contrôles qui se mettront en place permettront de découvrir lesdites fraudes. Les organisations qui négligeraient les dispositifs de contrôle interne et les mesures antifraude, en ces temps de crise, n’ont pas idée de la réalité des risques qu’elles courent.
Par Mohsin Berrada
Doctorate in Business Administration, Chercheur – Essayiste, IRM Consulting (Integrated Risk Management)
[1]Association of Certified Fraud Examiners
[2]Cressey D. R. (1950), « The Criminal Violation of Financial Trust », American Sociological Review, vol. 15, no 6, p. 738-743.
[3]Mohsin Berrada (2019, La dirigeance face au risque de fraude interne, Editions Jets d’Encre, Paris, 202 p.
[4]https://www.pwc.com/gx/en/economic-crime-survey/pdf/global-economic-crime-survey-2009.pdf
[5]https://www.pwc.fr/fr/publications/securite/economic-crime-survey-2020.html
1 comment
Très bon article M. Berrada. Bonne continuation