« Do more than belong : participate. Do more than care: help. Do more than believe: practice. » William Arthur Ward.
Savez-vous que William Shakespeare était un simple bourgeois de Stratford-upon-Avon, un fils de gantier, sans liens avec la cour et les hautes sphères de son temps, qu’il était aussi un homme à la vie terne qui ne pouvait pas disposer d’une immense bibliothèque, qui n’avait pas voyagé plus loin que Londres ? Etonnant, n’est-ce pas ? Normal. Perpendiculaire dirait Georg.
Comment, cet homme, selon vous, a-t-il pu écrire une trentaine de pièces aussi ouvertes sur le monde, aussi chatoyantes sur le plan lexical, aussi avisées sur la vie des rois et des princes et sur la condition humaine en général ? Conspirant, n’est-ce pas ? fake news ou simple Trumperie ?
Ce décalage entre la biographie et l’œuvre est apparu, au XIXe siècle, comme une base valable pour attaquer un Shakespeare statufié en hérault national. La bataille a fait rage entre Stratfordiens, les tenants d’un Shakespeare comédien, chef de troupe et auteur, puisant dans de multiples sources, dans sa propre imagination et auprès des comédiens, et les anti-Strafordiens qui prônent l’idée d’un Shakespeare simple prête-nom pour d’autres auteurs qui préféraient écrire dans l’anonymat. Francis Bacon et Christopher Marlowe figuraient parmi les nègres hypothétiques de Shakespeare. Un drame pour le dramaturge ! The scandal !
« L’enfer est vide, tous les démons sont ici » Shakespeare
Malgré tout cela, la paternité du canon shakespearien a été attribué à William Shakespeare, sans équivoque, par des sources historiques, soutenues par plusieurs témoignages explicites de contemporains, ainsi que par des preuves indirectes de relations personnelles entretenues par l’homme en tant qu’acteur et dramaturge. Cependant, très récemment, en octobre 2016, le poète Marlowe a enfin été reconnu co-auteur de Shakespeare dans une réédition de la trilogie Henri VI. Néanmoins, Maître William Shakespeare reste bel et bien l’un des plus grands poètes et dramaturges de langue anglaise.
“The web of our life is of a mingled yarn, good and ill together” Shakespeare
Je veux vous parler maintenant, d’un anti-Strafordien très particulier, un étrange figurant, un vrai parasite. Il s’agit, en fait, d’un grand Monsieur et pas n’importe lequel. Un personnage que je savais obsédé par les compteurs et le comptage, mais pas par les contes et les conteurs. Il s’agit de Georg Cantor, un grand mathématicien allemand, un savant désirant, un génie de l’infini.
Dans l’histoire des sciences, il est rare qu’une discipline scientifique tout entière, d’une importance fondamentale, soit le produit du travail d’une seule personne. Ce fût le cas de Georg Cantor avec la création de la théorie des ensembles. David Hilbert, un des plus grands mathématiciens du XXᵉ siècle, disait de cette théorie qu’elle était un « paradis » créé par Cantor pour les mathématiciens.
“Twas a long one. And Twas long gone. » Shakespeare
En effet, son apport le plus révolutionnaire est la découverte de la non-dénombrabilité des nombres réels qui implique qu’il n’y a pas qu’un seul infini, contrairement à l’opinion répandue. Ce saut vertigineux vers une infinité d’infinis ne concerne pas seulement les mathématiques, mais aussi bien la philosophie et la théologie, et participe de l’avènement de la modernité. L’infini, quand il n’y en a plus, il y a Cantor.
Cantor a réussi à prouver la puissance du continu. Quelle merveille ! Il a découvert avec stupeur que l’ensemble des points d’un carré possède la même taille que l’ensemble des points d’un segment de droite. « Je le vois, mais je ne le crois pas » a écrit Cantor à son ami Dedekind le 29 juin 1877 tout de suite après sa trouvaille. J’ai bien envie de répondre à Cantor en lui disant « Je ne le vois pas mais je te crois les yeux fermés ! »
« l’essence des mathématiques réside dans sa liberté » Cantor
II est également rare qu’un grand mathématicien doive combattre toute sa vie pour faire accepter ses idées. Ce fut pourtant le destin de Cantor dont l’audacieuse et intense création contribua, dans une large mesure, à atteindre un point crucial de l’histoire des mathématiques : l’émergence d’une conception structuraliste des mathématiques. Tout est Ensemble !
Notre savant allemand se trouva en butte à de très violentes attaques de la part des mathématiciens berlinois, ce qui n’ébranla jamais sa certitude d’être dans le vrai. Il disait « Ma théorie est ferme comme un roc ». Durant de longues années, il s’efforce de démontrer l’hypothèse du continu qui couronnerait son travail en liant ses études sur la droite et celles sur les transfinis.
« Mieux vaut mourir incompris que passer sa vie à s’expliquer. » Shakespeare
Revenons à notre anti-Strafordien Georg, il affirmait pouvoir démontrer que la paternité des œuvres de Shakespeare revenait au philosophe Francis Bacon. Il s’est appuyé pour cela sur une élégie d’un poète contemporain Thomas Randolph qui comparait Mister Bacon au Dieu Sabin Quirinus, représenté comme porteur d’une lance (speer en anglais). Selon Cantor, Randolph a voulu signifier, de façon cryptée, que Shakespeare était Mister Bacon puisque Shakespeare = shaker speer (secoueur de lance). Illuminations. Délires. Cantor, à tort et à raison ! Il a cru ses délires, il croyait même ce que ses illuminations lui démontraient.
« La recherche, la découverte s’avancent dans la béance de l’incertitude et de l’indécidabilité. Le génie surgit dans la brèche de l’incontrôlable, justement là où rôde la folie. » Edgar Morin
Cantor a subi une première crise de dépression en mai 1884 avec une critique continue de son travail qui pesait énormément sur son esprit. Il finit par être hospitalisé dans un service psychiatrique. Jacques Lacan, l’un des psychanalystes les plus renommés après Freud, appelle cela : « le drame subjectif d’un savant ». Selon lui, Cantor, comme savant désirant, s’est affronté à l’effet psychotisant de la science. Il a rencontré la disjonction de la vérité et du savoir mais, sans la forclore complètement, il a tenté de la combler. Dans cette division vient se placer son délire, indiquant et suturant à la fois la faille.
Shakespeare un poète, un dramaturge ; Cantor un savant, un drame ! Voici le lien.
Cela étant dit, revenons à la théorie des ensembles. Comme vous le savez, celle-ci repose sur les notions d’élément, d’ensemble et d’appartenance. Cela nous rappelle bien des souvenirs, n’est-ce pas ? A inclut dans B ; x appartient à X ..etc
Après le poète, après le savant, la parole est donnée au citoyen, toi, moi, chacun de nous. Le citoyen, cet individu, qui est un élément, est taraudé, tous les jours, par la question, transposée de la célèbre interrogation de Shakespeare “To be or not to be”, Appartenir ou ne pas Appartenir ?
Il n’y a pas très longtemps, on désignait par le mot Appartenance cette nébuleuse de valeurs, mémoires, symboles et fidélités qui fonde la stabilité de l’individu et du groupe. Une Appartenance à un ensemble, un groupe social qu’il soit : un pays, un village, un quartier, un lieu, une entreprise, un secteur, un service, une division, une famille, une religion, une secte, une école, des frères d’armes, une confrérie, une diaspora, une alumni, des réseaux sociaux, un parti politique…, veut dire en théorie partager avec les membres de ce groupe une conception de l’accomplissement humain, et parfois accepter une définition de la personne idéale qui l’incarne.
Nous ne pouvons ignorer le fait que lorsqu’une personne n’est pas très sûre de ses désirs, de ses pensées ou de ses projets, le conformisme lui apporte les bénéfices du prêt-à-penser culturel et des comportements conformes. Le sentiment, au fond de soi, d’appartenir à un groupe, de venir d’un couple originel étaye l’acquisition de nos comportements, l’assimilation de nos valeurs et nos manières de nous insérer dans notre monde.
Le passage du mode de « l’être » vers celui de « l’avoir » marque le triomphe définitif du projet moderne qui consistait à pouvoir changer d’appartenance, à s’extraire de la famille et du lieu, à remplacer une tradition par une autre, plus universelle, à passer d’une loyauté politique à une loyauté nouvelle sur le chemin du progrès. Tout cela impliquait toujours de lourds rites de passage. Le dramatisme des ruptures morales et les renouements pathétiques étaient le carburant des violences passées.
Par ailleurs, choisir d’être libéral ou de gauche ne correspond pas nécessairement à l’appartenance à un groupe social ou à une corporation professionnelle définis. L’identité politique va au-delà de l’appartenance sociale : on la possède, on ne l’est pas.
Appartenir ou ne pas Appartenir ? La réponse est autre. Le vrai cri, le voici : « prends ce que tu peux, mais ne te laisse jamais prendre, ne s’appartenir qu’à soi-même, être son propre maître, voici tout le secret de la vie ». Parce que nous sommes si nombreux, à sentir en nous cette envie profonde, de rester libre, de le redevenir, de prendre conscience des incohérences, cette envie de cohérence, d’engagement. D’oser aller à contre-courant, déconstruire les barrières mentales, patiemment, pour mieux reconstruire, différemment.
Il existe une imagination instauratrice, créatrice du neuf, de radicalement inédit. La fécondité de l’entre-nous. La curiosité de l’inconnu. Restaurer notre disponibilité à un éventail de pluralité de possibles. Parfois des possibles se font jour, mais nous n’y sommes pas disponibles. Nous ne les accueillons pas.
Ce que nous avons en commun, c’est finalement notre incomplétude, notre désir, ce qui fait que nous sommes, toi, moi, chacun d’entre nous, des êtres de désir en attente d’un accomplissement. Voilà ce que nous partageons d’emblée et sur quoi, paradoxalement, nous pouvons nous appuyer. Autrement dit, ce que j’ai en commun avec toi, ce n’est pas un capital, c’est un manque que j’ai et que tu as aussi. Il ne nous manque peut-être pas les mêmes choses ; notre désir à chacun est singulier. Mais ce que nous ne pouvons nier, c’est ce que nous sommes en manque d’un Autre, d’une complétion qui ne peut pas venir de nous-mêmes. D’où peut-elle venir sinon de ce qui advient d’imprévu, d’inouï, entre-nous ? Cet entre-nous du désir peut être le ferment d’une construction politique d’un à-venir durable.
“Il y a quelque chose de plus grand pourtant que d’appartenir au monde, c’est de s’appartenir à soi-même.” Victor Hugo