Interviewé par Soubha Es-Siari I
En 2021, le Conseil de l’OCDE a adopté une recommandation sur la neutralité concurrentielle qui établit un ensemble de principes visant à garantir la neutralité des actions des pouvoirs publics du point de vue de la concurrence et à ce que toutes les entreprises soient placées sur un pied d’égalité. L’OCDE réitère son appel aux gouvernements pour veiller à ce que les règles appliquées sur les marchés soient neutres. Le point avec Jenny Frédéric, président du comité de la concurrence-OCDE en marge de la 3e édition du Conseil de la concurrence tenue le 13 novembre à Marrakech.
EcoActu.ma : Un commentaire sur la neutralité concurrentielle dans les pays de l’OCDE et jusqu’à quelle mesure les Etats peuvent-ils fausser le jeu de la concurrence ?
Jenny Frédéric : La neutralité concurrentielle est un secteur qui émerge et cela fait quelques années que l’OCDE travaille dessus. Cette neutralité est apparue essentiellement dans le domaine du commerce international parce qu’on se préoccupait des différences de conditions entre les entreprises chinoises et celles du monde occidental. Aussi, on s’était aperçu que la concurrence est certes le résultat de la libéralisation, de la mondialisation mais cela ne veut pas dire que tous les concurrents étaient à égalité. Quand les concurrents ne jouissent pas des mêmes chances, la concurrence ne donne pas les résultats espérés à savoir que ceux qui sont le plus efficaces remportent leurs marchés et développent leur activité.
Pourquoi dans certains cas, il y a une absence de neutralité concurrentielle ? Parce que dans certains cas, l’Etat intervient sur les mécanismes de marché sous différentes formes. D’abord en redressant le cadre réglementaire, secundo en étant lui-même acheteur des biens et services. Troisièmement en subventionnant certaines entreprises. Quatrièmement en donnant des concessions pour les services publics. Et lorsque l’Etat intervient, il peut avoir tendance à favoriser certaines entreprises au détriment d’autres.
Justement, comment peut-on concilier entre la neutralité concurrentielle et la mise en œuvre des politiques publiques sans pour autant créer des distorsions dans le marché ?
Il y a beaucoup de subventions qui sont données parce qu’il y a une situation dramatique à un moment donné et que le marché ne peut se corriger sans intervention. Cela fait bien entendu partie de la responsabilité du gouvernement d’assurer une certaine stabilité. Mais on s’aperçoit aussi qu’il y a des situations pérennes qui ne se justifient pas du tout par une situation d’urgence ou anormale. Alors là, nous pouvons nous attendre lorsque les entreprises bénéficient systématiquement de subventions au détriment de leurs concurrentes que la concurrence va être biaisée. Donc comment concilier entre la neutralité concurrentielle et la mise en œuvre des politiques publiques ? C’est en attirant l’attention des pouvoirs publics comme on l’a fait au moment de la déréglementation sur le fait que certaines réglementations entraînaient des restrictions concurrentielles. Lesdites réglementations avaient souvent d’autres objectifs.
Les autorités de la concurrence ont à mon avis joué un rôle assez utile consistant à dire aux pouvoirs publics que nous comprenons votre objectif mais il y a des façons moins attentatoires à la concurrence d’arriver à ces objectifs. C’est le même scénario dans la neutralité concurrentielle : si vous donnez une subvention à une entreprise qui domine le marché, il ne faut pas espérer que la concurrence ait un effet positif. Il y a une autre façon, si vous donnez des conditions de licence différentes entre les différents acteurs ou si vous dites que la réglementation appliquée aux entreprises publiques est différente de celle appliquée aux entreprises privées, il y aura un coût et c’est finalement aux pouvoirs publics de décider si ce coût en vaut la peine.
Quel rôle peut donc dans ces cas jouer l’autorité de la concurrence pour mettre un peu d’ordre ?
L’Autorité de la concurrence peut suggérer dans certains cas des façons d’aider le secteur notamment dans ceux dans lesquels il y a un vrai problème financier ou un échec de marché, remplacer une subvention sélective par une autre non sélective mais qui s’applique à toute entreprise qui remplit un certain nombre de conditions. Ce qui peut permettre d’assurer la survie de certaines entreprises et d’éviter les distorsions créées par l’absence de la neutralité concurrentielle.
Quelles sont les situations jugées anormales qui pourraient éventuellement biaiser la concurrence autres que celles citées ci-dessus ?
Dans certains pays, les conditions dans lesquelles les concurrents obtiennent des licences pour exercer leurs activités sont différenciées entre entreprises nationales et étrangères. Il peut y avoir une raison mais lorsque les conditions sont plus onéreuses pour les entreprises étrangères, cela veut dire qu’elles ne peuvent pas porter une véritable concurrence aux entreprises nationales qui ont des coûts de licence plus faibles. Il faut savoir que dans ces conditions, la qualité de la concurrence ne va pas être saine.
Aussi, souvent la réglementation qui s’applique aux entreprises historiques publiques n’est pas la même que celle qui s’applique aux entreprises nouvelles.
Autre exemple sont toutes les formes de subventions qui peuvent être financières, injections de capital, des exonérations fiscales… Il y a aussi en matière de marchés publics, des entreprises qui ont droit à des informations. Elles ont donc un avantage de présenter leur offre.
L’idée est que l’Etat doit être conscient du fait qu’attenter à la concurrence aura un coût en terme d’efficacité de la concurrence. L’idéal serait qu’il s’interroge s’il n’y a pas d’autres moyens pour atteindre les mêmes objectifs mais autrement qu’en créant des distorsions.
L’OCDE invite ainsi les gouvernements à veiller à ce que les règles appliquées sur les marchés soient neutres.
Le Maroc s’est doté récemment de l’Agence nationale de participations stratégiques de l’Etat Jusqu’à quel degré cette agence pourrait-elle aider à assurer une neutralité concurrentielle ?
Je pense que c’est une très bonne chose parce qu’une grande partie des inégalités qui affectent le jeu de la concurrence entre entreprises publiques et privées, est due au fait que l’Etat n’a pas toujours une notion très claire de la mission qu’il veut que ses entreprises remplissent. Cette agence est responsable de la séparation de ce qui relève de la mission du service public et des activités marchandes. Et pour cause, la gouvernance des deux types d’activité n’est pas la même. Cela sera à mon avis de nature à réduire les inégalités dans la concurrence associée à l’intervention de l’Etat.
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