- L’avenir du dialogue social dépendra de la volonté des partenaires sociaux à revenir à la table des négociations et à leur disposition à arriver à un consensus.
- Analyse de Abdelkhalek Touhami, professeur en économie à l’Institut national des statistiques et d’économie appliquée (INSEA) sur la portée des négociations du dialogue social.
EcoActu.ma : L’un des dossiers chauds qui marque la scène politique en ce moment est celui du dialogue social. Quelle analyse faites-vous du processus des négociations qui est retombé en panne après un bref redémarrage ?
Abdelkhalek Touhami : Cela dépend de l’angle à partir duquel on analyse la chose. Il est clair qu’il vaut mieux avoir un accord et continuer de négocier plutôt que de ne rien avoir. Mais, il semble que ce n’est pas le point de vue des syndicats qui ont catégoriquement rejeté la proposition du gouvernement. Cette proposition n’est peut-être pas bonne ni parfaite mais c’est déjà une base pour continuer de négocier. D’autant plus, les syndicats ne sont pas en position de force pour imposer toutes les revendications sociales. Faut-il rappeler qu’il y a quelques mois et même quelques années, le dialogue était au point fixe. Donc autant maintenir les négociations pour faire avancer le dialogue social.
Cela dit, le contenu de la proposition est certes moyen. Mais le gouvernement se trouve dans une situation délicate contraint à la fois de satisfaire les revendications sociales et de conserver les équilibres financiers. Il est donc impossible de répondre favorablement à toutes les demandes des syndicats qui requièrent un budget de 30 Mds de DH. Ce qui est énorme surtout que la masse salariale de la fonction publique dépasse les 105 Mds de DH. C’est pourquoi je pense que le gouvernement a raison de maîtriser cette masse afin de veiller sur le déficit budgétaire. Dans l’administration, pour certains départements, il n’y a pas une grosse productivité de la fonction publique pour que l’on mérite les salaires qui sont versés.
Quant à la démarche entreprise pour reprendre le dialogue, fondée sur la constitution de 3 commissions, je pense qu’elle n’est pas bonne et là je rejoints les syndicats étant donné que cette approche n’aboutira à aucune décision. Le plus judicieux est d’avoir une seule commission pour aborder tous les points avec tous les acteurs.
Quels sont les défis majeurs que le gouvernement sera amené à relever pour maintenir la paix sociale et éviter un regel du dialogue ?
Ce sont effectivement de grands défis. Et pour cause, la tension sociale est palpable, tous les syndicats ont rejeté la première proposition et le gouvernement est ces derniers temps, sur la défensive. Le premier défi va être de convaincre les syndicats à revenir à la table des négociations sans conditions. Ce qui va être difficile. J’imagine que le gouvernement va réussir à scinder en deux les syndicats entre ceux qui accepteront de reprendre les négociations et ceux qui le feront plus tard. Deuxième défi sera d’accepter de ramener les augmentations salariales de 300 à 400 DH et de les généraliser à d’autres échelles. Cela risque d’augmenter le déficit mais le gouvernement n’a d’autres choix pour éviter la reprise des grèves surtout que les syndicats ont déjà la main sur la gâchette. Je pense que ce sont les défis que le gouvernement devra gérer dans les prochaines semaines et les prochains mois.
En rejetant en bloc la proposition du gouvernement, les syndicats ne risquent-ils pas de compromettre la reprise des négociations ?
Les syndicats croient avoir un pouvoir plus fort de ce qu’ils en ont réellement, c’est pourquoi ils se permettent de refuser ce qu’il y a sur la table. Je pense que la façon dont ils mènent les négociations doit être revue. Même si ce qu’il y a sur la table n’est pas satisfaisant, il est plus judicieux de le prendre et de continuer à négocier plutôt que de tout rejeter. Les syndicats doivent exiger une indexation salariale effective sur l’inflation. Mais ils doivent aussi aller chercher le secteur privé car aujourd’hui toutes les propositions du contrat social concernent le secteur public. L’enjeu aujourd’hui est de se tourner vers le secteur privé où rien ne bouge. Ce qui n’est pas sans conséquence sur le plan socio-économique ainsi que sur la compétitivité nationale.
Donc je crois que les syndicats ne sont pas très bien organisés puisqu’ils rejettent sans regarder les intérêts de façon plus large. Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas le droit de demander, de refuser et d’exiger. Mais je dis simplement qu’il faut prendre ce qui est proposé et trouver le moyen de maintenir la pression aussi bien sur le gouvernement que le secteur privé pour se rapprocher le plus des revendications sociales.
La position des syndicats lorsqu’il s’agit de la fonction publique n’est pas aussi virulente lorsqu’il est question du secteur privé. Comment peut-on expliquer ce changement de pragmatisme ?
Tout dépend contre qui vous jouez et dons quelle position il se trouve. Il semble que le gouvernement est en position de faiblesse, c’est pourquoi les syndicats jouent leurs cartes à fond. Quant au secteur privé, ce sont les syndicats qui se retrouvent en position de faiblesse. D’ailleurs, la commission qui se chargeait du secteur privé est sortie bredouille. La CGEM, et le patronat de façon générale, n’a rien proposé jusqu’à présent ce qui confirme qu’ils sont dans une position assez confortable. Ce qui semble vouloir indiquer que, pour l’instant, les syndicats ont perdu une bataille face au secteur privé. Est-ce qu’ils seront capables de mobiliser leur troupe pour imposer au secteur privé de retourner à la table des négociations et arracher quelque chose ? J’en doute fort. Il ne faut pas non plus oublier que les employés syndiqués dans le secteur privé ne dépassent pas 5% contre environ 30% dans le public. Ce qui veut dire que le mouvement syndical dans le privé n’est pas aussi fort. Un appel aux grèves n’aura pas un grand impact. En plus, il ne faut pas négliger un constat économique. La productivité par travailleur dans plusieurs secteurs est à la baisse. Et donc on ne peut pas revendiquer une augmentation salariale alors que la productivité et la compétitivité des entreprises et par conséquent de l’économie marocaine sont à la baisse. Certes il ne s’agit pas de la responsabilité des travailleurs, mais le constat est là. Et sur la base de ce constat il est difficile de demander aux entreprises d’augmenter les salaires. Parallèlement, il est aussi vrai que les revendications des syndicats sont fondées sur le pouvoir d’achat des travailleurs qui ne cesse de diminuer. Donc s’il va y avoir une décision, elle sera plus sociale qu’économique.
Pour résumer, dans cette équation, nous avons trois joueurs : le gouvernement, le patronat et les syndicats. Chacun défend ses positions. D’un côté le gouvernement qui dit ne pas pouvoir augmenter la masse salariale qui dépasse déjà les normes à respecter
Les entreprises, de leur côté, estiment qu’avec une productivité en baisse et une concurrence étrangère féroce, il est difficile voire impossible d’augmenter les salaires des travailleurs.
Quant aux syndicats, ils doivent défendre les droits des travailleurs qui s’appauvrissent de plus en plus en raison de l’inflation, des salaires fixes et de la détérioration continue du pouvoir d’achat. Les syndicats jouent sur deux terrains avec deux adversaires de puissances différentes et donc ils doivent savoir avec quelle tactique jouer, face à chacun, pour tirer le maximum.
En prenant en compte tous ces éléments, l’on peut se faire une idée sur l’intensité et la complexité des négociations du dialogue social. C’est un long processus qu’il faut attaquer petit à petit avec l’implication de toutes les parties prenantes pour arriver à un terrain d’entente et minimiser les dégâts.