Écrit par Imane Bouhrara I
L’intelligence artificielle suscite la curiosité et l’intérêt des publics avertis, un peu plus de prudence de la part du grand public, alimentée par des idées largement véhiculées sur l’IA. Le Maroc n’échappe pas à cette dynamique mondiale. D’ailleurs, certains acteurs de l’économie marocaine estiment que le rythme d’adoption de l’IA devrait être accéléré. Une stratégie serait-elle indispensable auquel cas, le Maroc dispose-t-il des jalons pour opérer ce tournant transformationnel ?
Suscitant l’appréhension et l’intérêt, l’Intelligence artificielle s’impose désormais non pas comme un sujet d’actualité mais comme levier à maîtriser au service du développement. Mais elle pose une véritable colle aux États même les plus développés en matière de réglementation, de régulation, d’éthique, d’infrastructures, d’inclusion, de formation et de compétences… Selon le public, l’intelligence artificielle peut être perçue comme une opportunité ou une menace, voire les deux.
Le Maroc n’échappe pas à cette dynamique mondiale puisque l’intelligence artificielle s’est imposée comme thématique majeure des grands rendez-vous de débat aussi bien économique qu’académique. Ce qui pose la pertinence d’élaborer une stratégie dédiée, auquel cas, le Maroc disposerait-t-il des jalons pour opérer ce tournant transformationnel ? Et surtout, par quoi faudra-t-il commencer dans une démarche structurelle et structurée ?
Il y a lieu de rappeler qu’en novembre 2022, la ministre de la Transition numérique et de la Réforme de l’administration avait présidé la première réunion du Comité de pilotage sur l’éthique de l’intelligence artificielle, un comité qui illustre la mise en œuvre de la recommandation de l’UNESCO sur l’éthique de l’Intelligence artificielle au Maroc.
Cette question d’éthique comme celle de la réglementation donnent du fil à retordre aux États. Il existe peu de cadres législatifs liés à l’IA actuellement dans le monde. Des instruments juridiques sont en cours d’élaboration dans différents pays. Le Maroc, bien qu’il ne dispose pas d’une loi dédiée à l’IA, compte à son actif plusieurs lois qui balisent le terrain vers une nouvelle réglementation dans ce sens.
Dans un récent rapport de l’UNESCO sur l’évaluation de l’état de préparation à l’IA selon la méthode RAM (Readiness Assessment Methodology) menée dans le cadre d’un projet pilote auquel le Maroc a adhéré, il est clairement souligné que les obligations à ce sujet peuvent se dessiner au travers des réglementations diverses, celles relatives aux données personnelles, par exemple. Plusieurs lois peuvent potentiellement s’appliquer à l’IA, en particulier celles qui abordent les questions des droits humains, telles que la discrimination, les atteintes aux libertés individuelles, la liberté d’expression et la manipulation des données personnelles.
Selon le Global Cyberlaw Tracke, le Maroc a mis en place des lois visant à réguler les transactions électroniques, à protéger les droits des consommateurs, à garantir la confidentialité des données, et à lutter contre la cybercriminalité.
Selon le rapport Global Cybersecurity Index de l’UIT, le Maroc occupe la 50e place mondiale sur 194 pays, avec un score de 82,41 points sur 100. Le pays dispose des 4 lois relatives au cyberespace, devançant des pays comme la Tunisie, le Nigeria, les Émirats Arabes Unis et l’Inde.
Voilà qui représente une bonne entrée en la matière, mais n’exclut par la pertinence d’une loi, décret ou directive sur l’intelligence artificielle. Certes on évoque récemment la volonté du ministère de la Justice d’élaborer un texte sur l’IA mais qui appréhende plus le côté menaces qu’opportunités.
Dans une perspective plus globale réglementant l’IA, le Maroc peut s’inspirer de l’acte réglementaire de l’UE ou encore le décret du président américain pour une gouvernance responsable de l’IA. Sans oublier l’importance de scruter les sommets mondiaux sur le sujet et la pertinence des actions menées, le cas de la Déclaration de Bletchley.
Par ailleurs, si le Maroc ne dispose pas d’une stratégie nationale de l’intelligence artificielle, les données issues de l’exercice RAM de l’UNESCO ont montré que le pays dispose d’un écosystème favorable pour le développement d’une vision holistique en matière d’IA.
En effet, notre pays dispose de nombreux atouts à faire valoir en matière de recherche, formation, réglementation, gouvernance de données, e-inclusion et infrastructures techniques. Ce sont là des avantages qui composent des briques fondamentales pour le développement de l’intelligence artificielle. Les indicateurs internationaux consultés montrent effectivement que le pays a amélioré son écosystème numérique notamment concernant la connectivité, l’accès aux données, la cybersécurité et la protection des données personnelles. Ces éléments clés sont considérés comme fondamentaux dans toute approche relative à l’IA, note le rapport.
Ces efforts pourraient contribuer à préparer le Maroc à négocier le tournant transformationnel de l’intelligence artificielle. Néanmoins, l’Oxford Insights Government AI Readiness Index 2023, qui aide à mesurer les multiples dimensions du progrès gouvernemental et technologique qui contribuent à la préparation à l’IA, classe le pays à la 88e place sur 193 pays. Le pays est ainsi sixième en Afrique.
![Intelligence artificielle au Maroc : une politique d’encadrement inévitable ? 2 Intelligence artificielle classement tech](https://ecoactu.ma/wp-content/uploads/2024/05/Intelligence-artificielle-classement-tech-300x90.png)
Source : UNESCO
En matière des acquis infrastructurels, on peut aisément constater l’évolution remarquable en matière de connectivité, d’usage et d’accès à Internet et aux équipements de la population en technologies de l’information et de la communication (TIC).
Selon l’Inclusive Internet Index, le Maroc est au 52e rang mondial en 2022 en matière d’usage d’Internet et selon l’ANRT, le taux de pénétration d’Internet dans les deux zones urbaines et rurales s’établit à 87,4% pour l’année 2022. Le taux d’équipement en téléphonie mobile est de 96% et il est égal entre les genres. Le Maroc dispose par ailleurs du supercalculateur le plus puissant en Afrique et de datacenters nationaux. Toujours est-il que l’intelligence artificielle nécessite des capacités très avancées et un écosystème infrastructurel robuste.
![Intelligence artificielle au Maroc : une politique d’encadrement inévitable ? 3 Intelligence artificielle infrastructures](https://ecoactu.ma/wp-content/uploads/2024/05/Intelligence-artificielle-infrastructures-300x71.png)
Source : UNESCO
Sur un autre registre, le développement de l’IA suppose un niveau de recherche et innovation important et c’est là un talon d’Achille pour le Maroc. En effet, les dépenses publiques en recherche et développement (R&D) restent relativement modestes, ne dépassant pas 0,75 % du produit intérieur brut (PIB), principalement alimenté par le secteur public.
En 2022, seulement 1,6 % du budget total du ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation a été alloué aux programmes de recherche scientifique et technique.
On retiendra également qu’un seul programme conséquent a concerné ces dernières années spécifiquement l’IA. Le budget alloué, à travers ce programme, baptisé Al Khawarizmi était de l’ordre de (50 MDH). Le programme s’est articulé sur des cas d’usages sectoriels, avec l’objectif de connecter autour de chaque sujet de recherche différents acteurs.
Sans oublier le Ai Movement, le Centre international d’intelligence artificielle au Maroc qui est le premier centre de catégorie 2 de l’UNESCO dans le domaine de l’intelligence artificielle en Afrique. Le Centre a été créé en 2020 au sein de l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P). Il vise à promouvoir, dans les domaines de compétence de l’UNESCO et particulièrement de l’intelligence artificielle (IA), la recherche appliquée, la formation et le développement des compétences ainsi que le renforcement des capacités.
Le Global Innovation Index 2022, qui distingue les économies en fonction de leurs capacités d’innovation, de façon générale et non spécifiquement à l’IA, a attribué au Maroc la 67e place sur les 137 pays étudiés.
Certes, l’exercice RAM de l’UNESCO a révélé diverses initiatives concrètes dans le domaine de la formation numérique. Ces efforts visent à rendre disponibles les profils qualifiés et à créer un vivier captif de talents. L’investissement dans ce genre de formations allant des mathématiques à l’informatique défriche le terrain pour porter les ruptures induites par l’IA. Par ailleurs, un manque est à relever en matière de formations dédiées à l’éthique ou l’anthropologie des sciences.
Une stratégie de formation, de recherche et d’innovation intégrée dans une vision globale en matière d’IA de confiance garantira davantage la pertinence des planifications et des programmes.
Il y a lieu de souligner que le gouvernement avait annoncé un projet visant à renforcer les compétences numériques, avec l’objectif ambitieux de tripler le nombre de lauréats formés, passant de 8000 à 22.500 d’ici 2027.
Et c’est là un axe qui nécessite une grande réflexion pour un pays qui a longtemps souffert de l’inadéquation entre offre et demande du marché de l’emploi et qui fait toujours face à un chômage endémique des jeunes.
Il est primordial d’adapter les profils de compétences aux nouvelles exigences du marché du travail afin d’éviter l’inadéquation des qualifications et en anticipant le départ d’une partie de ces profils à l’étranger.
Sans oublier que l’IA induit déjà une transformation du marché du travail avec une automatisation qui ne cesse de s’accélérer ce qui impose une anticipation de la nature et les perspectives des emplois à venir.
L’idée est d’avoir une politique publique de l’IA la plus inclusive et la plus équitable, en somme un écosystème qui n’exclut personne ni renforce les clivages au sein d’une même société.
C’est dire qu’une nouvelle politique d’encadrement de l’Intelligence artificielle au Maroc est inévitable pour exploiter son énorme potentiel et minimiser autant que faire soit peut son côté « Dark ».