Ce 12 décembre 2019 n’est pas un jour ordinaire pour le peuple Algérien. C’est peut-être la date qui marquera un tournant historique dans le destin de l’Algérie indépendante depuis 1962.
Pour mieux comprendre les enjeux politiques qui prennent en otage l’Algérie aujourd’hui, entre le réveil citoyen qui ressuscite de ses cendres d’une part, et le régime politique qui campe sur ses positions d’autre part, il faut tout d’abord rappeler ces faits marquants qui ont ponctué l’année 2019 jusqu’à ce scrutin présidentiel ; pour développer ensuite les causes profondes de la crise algérienne qui remonte à un passé lointain, et terminer enfin avec l’analyse des enjeux politiques actuels de notre voisin de l’Est et les perspectives d’avenir ainsi que les hypothèses qui vont découler de scrutin présidentiel imposé par l’armée et rejeté par le peuple.
Rappel des faits marquants de l’histoire d’Algérie depuis le début de l’année 2019
Ce jour du 12 décembre 2019 correspond à la date imposée par l’armée pour la tenue de l’élection présidentielle en Algérie après maints reports à cause des mobilisations collectives du peuple algérien qui refusait de prime abord la candidature du président sortant Abdelaziz Bouteflika pour un cinquième mandat.
L’histoire de ce long feuilleton commence un 16 février 2019 lorsque des manifestants occupent la rue algérienne en organisant une action collective qui rejette en bloc la candidature du président sortant pour l’élection présidentielle qui devait avoir lieu le 18 avril 2019.
Dans cette course effrénée entre le régime politique en place, les militaires qui détiennent les rênes du pouvoir et le peuple qui occupe la rue tous les vendredis depuis le mois de février, plusieurs manœuvres ont été opérées par le système politique pour sortir de cette impasse. Seulement, sans aboutir à aucun accord commun entre le pouvoir et le peuple pour écrire une nouvelle page de l’histoire tumultueuse de l’Algérie où règnera l’entente entre toutes les composantes du pays.
Dans un premier temps, le président algérien renonce le 11 mars 2019 à sa candidature avec un report du scrutin à une date ultérieure non fixée tout en restant à la tête de la magistrature suprême de son pays. Et surtout en proposant une conférence nationale, qui fait partie de l’héritage français qui a caractérisé les dynamiques de transition de démocratiques dans les pays francophones de l’Afrique subsaharienne lors de la troisième vague de démocratisation dans les années 1990[1].
Avec la fin de non-recevoir opposée par la rue algérienne à cette réponse du régime, les événements vont se succéder crescendo. L’armée sous l’égide de son homme fort, Ahmed Gaid Salah, va pousser le président à la porte de la sortie en invoquant l’article 102 de la Constitution algérienne. Chose faite, la démission du président est obtenue le 2 avril 2019. Suite à cela, le président du Conseil de la Nation Abdelkader Bensalah qui va devenir président par intérim, annoncera la tenue de l’élection à la date du 4 juillet 2019. Seulement, un second report du scrutin va avoir lieu suite à la décision du Conseil constitutionnel, et c’est finalement l’armée qui va fixer in fine la date du 12 décembre 2019 pour le premier tour de l’élection présidentielle.
Les causes profondes de la crise politique et socio-économique algérienne
La crise politique algérienne n’est pas l’apanage de ces quelques mois de mobilisation collective de la société civile face à une cinquième candidature du président, mais elle trouve ses origines dans un passé lointain qui remonte à l’ère de l’indépendance de l’Algérie.
En effet, l’Algérie qui a payé un lourd tribut lors de la guerre d’indépendance, qui a duré huit longues années (1954-1962) avec plus d’un million de martyrs, s’est inscrite dans l’édification d’un régime autoritaire de parti unique qui tire sa légitimité historique de cette guerre de libération.
A l’image de plusieurs pays qui ont conduit des guerres de libération, le parti unique, érigé en parti-Etat, va développer la théorie de la construction nationale qui avance pour fondements que seul le parti unique est garant du développement et de l’unité nationale.
Toutefois, ces régimes autoritaires vont encadrer la vie publique par les différentes branches du parti unique, tout en mettant en action le principe de la sécurité de l’Etat et les polices politiques afférentes avec une répression à toute opposition et l’instauration de surcroît d’une domination militaire qui trouve aussi son pendant de légitimité dans le combat de l’armée de libération pour l’indépendance.
L’ordre politique instauré par le parti unique algérien, le FLN (Front de libération nationale), va étouffer la société civile et empêcher tout développement équilibré. Le modèle économique adopté par le régime va connaître un échec cuisant pour plusieurs raisons. D’abord, la nationalisation du secteur agricole qui était la principale richesse du pays à l’aube de l’indépendance, va se faire avec une conduite centralisée et bureaucratique qui bloquera la production agricole. Ensuite, l’industrialisme qui régnera entre les années 1967 et 1978 pour construire une économie indépendante et intégrée dans des délais courts, donnait l’illusion d’une réussite surtout avec le premier choc pétrolier de 1973 et l’augmentation du prix des hydrocarbures. Seulement, malgré les investissements colossaux, la croissance était très lente, et le secteur agraire va payer les frais de cette industrialisation massive.
En effet, la majorité des projets dont l’objectif était une croissance très rapide, vont tourner à un rythme très lent et le recours aux entreprises étrangères va pour sa part rendre la dépendance technologique très couteuse. Les conséquences de cette politique économique vont être très manifestes sur la société algérienne. D’une part, le surendettement a atteint des sommes mirobolantes avec une dette qui passe 2.7 milliards de dollars en 1972 à 23.4 milliards de dollars en 1979. D’autre part, la surconsommation conduit à une augmentation effarante des produits importés ; soit 48 % du PIB en 1978 et par conséquence l’autosuffisance alimentaire qui était de l’ordre de 70 % en 1969 est passée à seulement 30 % en 1980 avec la moitié des céréales importés, 70 % de l’huile, les deux tiers des légumes secs et la quasi-totalité du sucre. Toutes les mesures entreprises pour relancer l’économie échouent. Malgré la nationalisation du pétrole et les projets d’industrialisation audacieux, le pays est resté dépendant économiquement[2].
Le destin de l’Algérie, pris en otage par la dépendance à la rente pétrolière qui représente environ 40 % de son PIB, va basculer à cause de l’échec de ce modèle économique vers l’apparition des prémices d’une crise socio-économique, qui se traduit dans les années 80 par l’exacerbation des tensions sociales qui vont voir le jour suite à la baisse du prix du pétrole. Le prix du baril qui valait 40 dollars en 1979 a chuté à 12 dollars en 1988, provoquant la perte de 40% des ressources de l’Etat ainsi que 5 milliards de dollars en 3 ans[3].
Avec la chute du prix du pétrole, l’Algérie s’est trouvée contrainte de réduire ses importations en pièces de rechanges pour ses usines qui vont tourner au ralenti et même fermer pour certains d’entre elles. L’offre de travail devient de plus en plus rare, les diplômés ne trouvent plus d’emploi, le pays est contraint d’importer plus que 80 % de ses produits alimentaires… La pénurie de ces produits devient même fréquente et va créer une économie sous terraine avec des marchés parallèles, des intermédiaires, le règne de l’informel et du marché noir. La corruption devient quant à elle endémique, le détournement des biens de l’Etat, la baisse spectaculaire des transferts d’argents des Algériens résidants à l’étranger et les obligations financières internationales conjuguée à la dette extérieure obligent le pays à recourir au Plan d’Ajustement Structurel (PAS).
Les premiers signes de révolte apparaissent en 1985, ensuite c’est la révolte des étudiants et des lycéens de Constantine qui surgit en novembre 1986. Hélas, la conduite du régime face à ces différentes crises socioéconomiques et aux revendications de la population ne s’est pas traduite avec des réponses efficaces pour satisfaire le peuple qui gronde et freiner l’arrivée des premières mobilisations collectives qui vont tourner au drame.
Malheureusement, le 4 octobre 1988, les émeutes d’Alger et l’intervention très musclée des militaires qui a donné un bain de sang, vont marquer au fer rouge la population qui avait adulé et auréolé un régime au vu de la légitimité que celui-ci tirait de la guerre d’indépendance.
La révolution démocratique de 1988 a mis fin au régime du Parti unique. Toutefois, le multipartisme instauré par la Constitution de 1989 était très rationnalisé. La tentative de relance de l’économie par le président Chadli pour absorber la colère des Algériens en créant des emplois, des logements mais surtout tenter de stopper l’avancée du Front islamique du salut (FIS), en vain.
En effet, les élections municipales et régionales de 1990 vont donner une large victoire au FIS. En 1991, le parti remporte 47 % des suffrages au premier tour des législatives. L’annulation du second tour en 1992, la dissolution du FIS, l’assassinat de Boudiaf et l’attentat à la bombe le 26 août dans l’aérogare d’Alger, attribué aux islamistes, sonne le glas d’une décennie noire.
Après la réconciliation et le retour triomphal d’Abdelaziz Bouteflika qui remporte l’élection présidentielle en 1999 avec 73,8 % des suffrages. La population voulait tourner la page du passé avec tous ses drames. Seulement, l’Algérie qui choisit la « désindustrialisation » va encore commettre la même erreur en hypothéquant une autre fois son modèle économique sur la rente des hydrocarbures qui vont nourrir beaucoup d’espoir au début avec la hausse vertigineuse des cours. Avant de déchanter quand les prix mondiaux chutent sonnant encore une fois l’heure de la crise politique et socio-économique. En même temps que les tensions sociales montent en sourdine, l’argent du pétrole va alimenter le système de distribution dont va se servir le régime pour développer un clientélisme à tous les niveaux. L’Algérien de la classe moyenne ne va pas bénéficier réellement de cette justice sociale tant vantée par le régime, et les retombées du clientélisme vont encore créer un mécontentement de la population à titre individuel, collectif ou même régional.
Il est utile de rappeler que la mobilisation collective en Algérie a déjà épousé le vent du « printemps arabe » en 2011. En effet, en janvier 2011, le peuple algérien a occupé la rue pour revendiquer le changement. Certes, le régime a essayé de répondre avec des initiatives majeures lors de la conférence nationale, boycottée par les deux grands partis de l’opposition, le FFS (Front des forces sociales) et le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie). Parmi les réformes politiques promises, il y avait quatre lois organiques se rapportant au régime électoral, à la représentation des femmes dans les assemblées, les incompatibilités avec un mandat parlementaire et l’autonomie des départements. Seulement, ce projet qui semblait tomber aux oubliettes fut rattrapé par l’attentat meurtrier contre l’académie militaire de Cherchell qui a fait dix-huit morts en aout 2011.
Suite à cela, la réforme électorale est adoptée avec la création d’une commission électorale indépendante, mais dont les membres sont désignés par les neufs partis politiques « autorisés à présenter des candidatures sans dépôt de listes de signatures » [4]. En d’autres termes, les trois partis qui composent l’alliance présidentielle et qui sont largement majoritaires à l’assemblée seront majoritaires aussi dans la commission. Les élections législatives de 2012 qui préparaient les présidentielles de 2014 étaient marquées par la dualité de deux clans du régime. Celui de Bouteflika et celui de son premier ministre Ouyahya, qui était supposé être le candidat naturel du Rassemblement présidentiel. Seulement, c’est le clan du président en place qui avait eu le dernier mot.
Analyse des enjeux politiques actuels en Algérie et le premier tour de l’élection présidentielle du 12 décembre 2019
Pendant ce temps les événements se bousculent en Algérie.
D’un côté, la mobilisation collective, cet « Agir ensemble intentionnel » [5], dont l’objectif est de définir un nouvel ordre de vie politique en Algérie à travers le changement, ne baisse pas le bras, et s’inscrit dans une certaine mesure dans la théorie de la frustration relative : ce véritable carburant des mouvements sociaux, qui estime qu’il y a un décalage entre les attentes socialement construites et la perception du présent, avec à la fois une crise économique galopante et marquée par la récession. Ou encore selon l’approche de M. Bennani – Chraïbi et O. Fillieule dans leur analyse du printemps arabe en 2011, « avec la présence des causes macrosociologiques ou structurelles qui se définissent dans le poids des réformes néolibérales, le déclassement des diplômés, le chômage des jeunes, l’essoufflement des régimes autoritaires en place, le développement des nouvelles technologies et le potentiel des mobilisations qu’elles recèlent (Facebook qui permet et la diffusion de l’information en temps réel, la coordination du mouvement et réduit le coût de la participation)[6] », qui se conjugue par ailleurs avec un rejet du régime politique à qui elle fait porter tous les torts.
D’un autre côté, le système composé par l’oligarchie militaire et l’oligarchie politique se tire une balle dans le pieds en réglant des comptes internes à travers le sacrifice de certains de ses enfants en les mettant en prison. Seulement, la mobilisation collective rejette toutes les réponses fournies par le système.
A ce niveau, cette dynamique entre l’action collective et les réponses du régime nous projette dans l’approche analytique de la dynamique du système politique selon David Easton. En effet, la population à travers la mobilisation collective présente ses exigences et ses revendications, et maintient la pression sur le système pour le changement, et s’inscrit dans la dynamique des inputs, qui par ailleurs comporte aussi des soutiens qui confortent le pouvoir en place.
Le système politique, dans la dynamique des outputs, a trois formes de réponses, qui sont la régulation, la satisfaction des demandes ou la répression. Le régime a essayé de réguler la situation avec des réponses qui n’ont pas satisfait le mouvement collectif et surtout pour arriver à terme avec la tenue de l’élection présidentielle ce 12 décembre 2019.
L’analyse des exigences de l’action collective depuis dix mois en comparaison aux soutiens du régime au regard des outputs du système, montre que les demandes sont supérieures et plus fortes que les soutiens et conduisent inéluctablement la crise politique caractérisée par l’impasse.
Alors, l’abstention va-t-elle l’emporter sur la participation ou bien l’inverse dans le scrutin qui se tient aujourd’hui ?
Si, l’abstention l’emporte et prend une forme de boycott avec une augmentation de la mobilisation suite à la fin du suffrage, ce qui semble très probable, le régime va-t-il passer à la forme de l’output qui favorise la répression ?
En tout cas, nous ne l’espérons pas pour notre voisin et frère algérien, à qui nous souhaitons une sortie de cet imbroglio pour ne plus retomber dans les erreurs du passé et sans qu’aucune goutte de sang ne soit versée.
Par Ali Lahrichi,
Universitaire et Docteur en Droit Public et Relations internationales
[1] Samuel Huntington, The Third Wave: Democratization in the Late Twentieth Century, Norman, University of Oklahoma Press, 1992.
[2] Marc Raffinot ; Amarche forcée, l’industrialisation, Manière de voir, « Algérie, 1954-2012. Histoire et espérances », Le Monde diplomatique, Numéro 121, Février-mars 2012, pp32-34
[3] Vents de réformes en Algérie, Le Monde diplomatique, octobre 1986, in Manière de voir, Le Monde diplomatique, « Algérie, 1954-2012. Histoire et espérances », Numéro 121, Février-mars 2012, Ignacio Ramonet « Révolte d’une jeunesse sacrifiée », pp36-39.
[4] Jean-Pierre SERENI, Un printemps qui se fait attendre, Manière de voir, Le Monde diplomatique, Numéro 121, Février-mars 2012, pp 8-11.
[5] Eric NEVEU, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, coll. « Repère », La Découverte, 1996.
[6]M. BENNANI-CHRAIBI, O. FILLIEULE, « Pour une sociologie des situations révolutionnaires. Retour sur les révoltes arabes », Revue française de science politique, 5,2012.