L’Institut Marocain d’Intelligence Stratégique (IMIS) annonce, lundi 27 mai, la publication de son dernier Policy Paper, intitulé » Souveraineté Numérique : Pourquoi le Maroc ne peut y échapper « . Rédigé par Mouad Agouzoul, sous la direction du Directeur de Recherche à l’IMIS, Professeur Ahmed Azirar, et avec la participation de Karim Amor et Victor Pauvert, ce document innovant traite de la souveraineté numérique et de la manière dont le Maroc doit progressivement construire et gérer cet outil stratégique sur le long terme. Il introduit dans ce sillage la notion d’Actifs Numériques d’Importance Vitale (ANIV), en vue de conquérir progressivement une autonomie en matière de numérique.
L’objectif affiché par les experts de l’IMIS est d’identifier les domaines stratégiques permettant de poser les fondations solides d’une politique numérique souveraine et pragmatique, tenant compte des réalités du terrain et des limites en capital auxquelles est confronté le Royaume.
Bien que la souveraineté numérique pâtit de l’absence d’une réelle définition partagée par l’ensemble des experts, les auteurs de ce Policy Paper tentent d’adjoindre aux initiatives publiques le prisme d’analyse spécifique de ce concept. Le document propose aussi de compléter et de prolonger les travaux engagés par les pouvoirs publics pour accélérer la dynamique de modernisation et de numérisation du Royaume, tels que la stratégie « Maroc Digital 2030 » et la stratégie nationale pour l’intelligence artificielle.
Face à l’urgence d’agir pour renforcer la souveraineté numérique du Maroc, les auteurs explorent et répertorient les domaines critiques à valoriser dans la stratégie de souveraineté numérique. Ils visent également, à travers cette analyse, à cartographier les intérêts critiques, les protagonistes clés du numérique et la manière pour l’écosystème marocain de générer une cyberforce en capacité d’agir sur le théâtre de la cyberguerre pour préserver les intérêts vitaux du Royaume.
Dans un contexte marqué par la mondialisation croissante des activités numériques, ce Policy Paper propose un certain nombre de recommandations pragmatiques à destination du secteur public et privé, accompagnées d’une feuille de route de mise en œuvre et d’un modèle de gouvernance, en prenant en compte les perspectives de co-développement et de collaboration sur le continent africain et dans la relation Sud-Sud-Nord.
Depuis son entrée dans l’ère digitale avec l’introduction d’internet en 1995¹, un an après le déploiement du premier réseau GSM d’Afrique à l’occasion de la réunion du GATT à Marrakech, le Royaume du Maroc a cherché très tôt à tirer parti des opportunités de développement offertes par le numérique.
Sur le plan des infrastructures, le bilan est sans conteste positif avec une couverture nationale parmi les plus compétitives d’Afrique : à titre d’exemple, en 20 ans, le Royaume a en effet investi plus de 40 milliards de dollars pour développer ses infrastructures routières, aériennes et ferroviaires². Ainsi, selon l’indice de développement des infrastructures de la Banque africaine de développement³, le Maroc occupe la quatrième place en Afrique en termes de qualité de son réseau d’infrastructures.
Toutefois, en matière d’usages, notamment au niveau du gouvernement numérique, de la dématérialisation, ou encore de l’accès au capital pour les entreprises du numérique, le Royaume accuse un retard patent au vu des atouts dont il dispose : attraction d’investissements internationaux, infrastructures modernes et dispositifs réglementaires incitatifs, existence d’un système de formation de haut niveau et d’une diaspora à haut potentiel dans les entreprises mondiales du numérique.
Ainsi, l’évaluation SDFE (SDG Digital Finance Ecosystem) menée en 2022 par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) au Maroc4 démontre les progrès à faire par rapport à plusieurs indicateurs clés, dont l’économie digitale (57% d’achèvement) ou l’inclusion numérique (51% d’achèvement), lit-on dans le résumé du Policy Paper.
De fait, il y a urgence à agir pour renforcer la souveraineté numérique du Royaume, car ces enjeux ont vocation à toucher l’ensemble des secteurs économiques et sociaux du Maroc, et les technologies évoluent si rapidement qu’une adaptation constante est nécessaire. Comme le soulignait Sa Majesté le Roi Mohamed VI dans un discours en mars 20235, le Maroc doit « se préparer pleinement à inaugurer une nouvelle ère industrielle portée vers et par la notion de souveraineté » avant d’ajouter que « l’ambition industrielle ne peut être portée que par un capital humain aux capacités et aux compétences renforcées », ajoute la même source.
Le Chef de l’Etat a ainsi affirmé sa volonté de mettre en place une souveraineté industrielle pour faire face aux vulnérabilités des chaînes de valeurs mondiales, dont le numérique est l’un des maillons essentiels. L’objectif serait de gagner en compétitivité, de renforcer la résilience du pays dans plusieurs secteurs clés, de valoriser les externalités positives, et de se positionner en leader régional et en exemple pour les pays du Sud. Sans souveraineté numérique, aucun de ces objectifs n’est réalisable.
Ainsi, à l’heure du déploiement de la quatrième révolution industrielle et face aux inquiétudes liées à l’expansion très rapide de l’intelligence artificielle, les pouvoirs publics, en première ligne desquels les régulateurs du numérique, sont confrontés à un changement de paradigme.
Des technologies disruptives, portées par de nouveaux compétiteurs, émergent sans cesse à l’image de l’informatique quantique ou de l’enjeu incontournable de la gestion et du stockage des données critiques au sein d’un cloud souverain. Le tout dans un contexte de raréfaction des ressources naturelles, de nouvelles menaces et instabilités géopolitiques, et d’une dépendance de plus en plus importante envers les géants étrangers de la Tech. Situé aux confluences de rivalités géopolitiques et géoéconomiques, le Maroc est ainsi confronté à des arbitrages dont il ne maîtrise qu’une partie de l’équation.
En effet, au niveau mondial, des évolutions rapides et parfois imprévisibles modifient sans cesse la donne et nécessitent une capacité permanente d’adaptation. Parmi ces évolutions figurent l’urgence climatique et l’injonction de sobriété qui en découle, la règlementation de l’UE relative à la protection des données personnelles en 2016, le Cloud Act américain de 2018, l’interdiction du commerce des métaux stratégiques par la Chine, l’interdiction d’exporter les technologies de gravure de semi-conducteurs des Pays-Bas vers la Chine, le lancement de l’Internet Russe RUSNET, de l’américain Starlink, les cyberattaques de déstabilisation russes, ukrainiennes, iraniennes, israéliennes, américaines, chinoises, et nord-coréennes. A ce titre, l’année 2023 a représenté un pic de menaces et de craintes quant à la robustesse du système numérique mondial6.
La nécessité de réduire les dépendances extérieures en matière d’infrastructures critiques numériques n’a ainsi jamais été aussi essentielle. Dans ce cadre, les initiatives marocaines en faveur de la souveraineté numérique se sont multipliées : inauguration du plus grand supercalculateur africain à l’UM6P, cluster Technopolis, interdiction de l’hébergement des données à l’étranger pour les données essentielles et l’inauguration d’une usine d’assemblage de semi-conducteurs, en sont autant d’exemples concrets.
Le Policy paper mentionne aussi la capacité du Royaume de concrétiser des partenariats avec les entreprises internationales de pointe dans le secteur, comme Oracle ou Huawei, qui peuvent constituer des partenaires stratégiques pour le co- développement de capacités numériques souveraines.
Pour sa part, le ministère de la Transition Numérique et de la Réforme de l’Administration, conscient de ces enjeux, a présenté en octobre 2023 la stratégie « Maroc Digital 2030 »7, pour laquelle la souveraineté numérique est mentionnée comme un objectif à atteindre. Toutefois, prises ensemble, toutes ces initiatives ne constituent pas un dispositif homogène ni suffisant pour mettre en place un « bouclier » numérique national et souverain.
Le bouquet d’actions lancé par les pouvoirs publics paraît peu conscient de la manne que représente la communauté des Marocains du monde dans la constitution de compétences numériques souveraines, et pâtit de l’absence de dispositif incitatif adapté pour capter ces talents avides de contribuer au rayonnement du Royaume. En bref, les initiatives actuelles semblent trop éparses, sous capitalisées, et n’adressent pas la question pourtant vitale de l’autonomie et de la souveraineté numérique du Royaume.
Pour répondre à ces enjeux, l’IMIS introduit la notion d’Actifs Numériques d’Importance Vitale (ANIV) afin de prioriser les maillons de la chaîne de valeur sur lesquels concentrer la stratégie souveraine. Il s’agit de permettre au Maroc de conquérir progressivement une autonomie en matière de numérique, en se fondant sur l’ensemble de ses atouts stratégiques et des talents nationaux et internationaux qui peuvent être mis à contribution.
La logique suggérée par l’IMIS combine un haut niveau de coopération avec les acteurs mondiaux compétents en matière de numérique, et une priorité accordée à la conservation des leviers nécessaires pour une maîtrise nationale de la chaîne de valeur du digital. Les concepts clés de cette stratégie sont résumés par l’acronyme GIRON :
1. GOUVERNER : associer les acteurs pertinents à la définition de la stratégie marocaine de souveraineté numérique, en se fondant sur les forces et faiblesses identifiées du Royaume ;
2. INNOVER : faire émerger des acteurs publics et privés disruptifs et porteurs pour le développement de l’économie numérique et investir à bon escient pour développer le patrimoine des ANIV marocains ;
3. RÉGLEMENTER : assurer la stabilité de la stratégie numérique par un cadre normatif sécurisé et assurer la confiance des investisseurs et acteurs du développement de l’économie digitale ;
4. ORIENTER : évaluer de manière constante le patrimoine et la souveraineté numérique du Royaume et prioriser les actions de protection sur les ANIV les plus stratégiques ;
5. NAVIGUER : fixer les objectifs stratégiques et poser la vision de « souveraineté numérique » du Maroc, en se fondant sur les apports de la stratégie « Maroc Digital 2030 », à approfondir.
Souveraineté numérique : Les recommandations de l’IMIS pour un État-Stratège
1 Le 15 novembre 1995 selon l’opérateur Maroc Télécom.
2 “Le Maroc a investi 40 milliards de dollars en 20 ans pour développer ses infrastructures routières, aériennes et ferroviaires“, TelQuel, 06/11/2023, Link
3 “Intégration des infrastructures“, Indice de l’intégration régionale en Afrique, 2018, Link
4 “Rapport d’évaluation de l’écosystème de la finance digitale au Maroc (SDFE)”, PNUD, 2022, Link
5 “SM le Roi adresse un message aux participants à la 1ère édition de la Journée nationale de l’industrie”, Maroc.ma, 29/03/2023, Link
6 Scott Sayce, “Les tendances de la cybersécurité en 2023”, 03/11/2023, Link
7 Ghita Mezzour, “La stratégie nationale de transition numérique 2030 vise à ériger ne digital en levier du développement socioéconomique”, Maroc.ma, 16/01/2024, Link