La classe moyenne serait-elle en déclin ? En dehors du choc Covid, cette perception reste à corroborer avec des données factuelles. C’est d’ailleurs l’exercice auquel se sont livrés Abdelkhalek Touhami et Dorothee Boccanfuso pour mesurer jusqu’à quelle mesure cette idée répandue est fondée ou non.
L’idée d’un effritement de la classe moyenne marocaine est répandue, suggérant un glissement vers une classe aisée toujours plus riche et des classes plus pauvres ce qui sous-entend une augmentation de la polarisation dans la société. Cependant, aucune étude basée sur des données n’a été menée pour confirmer cette perception. Une étude publiée par le PCNS vient combler ce vide avec un travail mené par Abdelkhalek Touhami et Dorothee Boccanfuso qui analysent l’évolution de la classe moyenne entre 2012 et 2019.
« En utilisant la définition opérationnelle de Abdelkhalek T. (2014) de la classe moyenne et les données de l’Enquête Panel de l’ONDH (vagues 2012 et 2019), nous examinons les mesures de la pauvreté, des inégalités et de la polarisation pour tester la véracité de cette perception », explique-t-on.
Contrairement aux idées reçues, les résultats indiquent que la classe moyenne n’a pas régressé au niveau national ni selon le milieu de résidence. En réalité, la croissance a été pro-pauvre sur la période. Ceci signifie que les plus pauvres ont bénéficié d’une amélioration relative de leur situation tout comme une grande partie de la classe moyenne.
Ces conclusions remettent donc en question la perception d’une classe moyenne en déclin et soulignent l’importance de poursuivre les analyses basées sur des données récentes et probantes pour éclairer les débats sur la structure sociale du Maroc et son évolution.
A noter que l’objectif de cette note n’est pas de proposer une nouvelle méthode pour mesurer la classe moyenne au Maroc ni de définir son profil mais plutôt d’analyser l’évolution de cette mesure basée sur la définition de Abdelkhalek T. (2014) entre 2012 et 2019 (Panel de l’ONDH – 2019). Celle-ci permettra alors de tester jusqu’à quel niveau les perceptions mentionnées précédemment peuvent être, ou non, corroborées par les données.
Dans cette note, les auteurs retiennent la définition du seuil de pauvreté relatif que nous fixons à la moitié de la médiane de la distribution d’intérêt. Le taux de pauvreté est alors la proportion des personnes dont la valeur de la variable d’intérêt est inférieure au seuil de pauvreté retenu. Nous définissons également le taux de vulnérabilité comme étant la proportion des personnes dont la valeur de la variable d’intérêt se situe entre le seuil de pauvreté et 1,5 fois ce même seuil.
Les définitions du concept de classe moyenne proposées dans la littérature reposent sur plusieurs critères et chacune d’entre elles met l’accent sur des dimensions spécifiques tels que l’inégalité.
De façon pratique, il existe deux approches principales pour quantifier la classe moyenne.
La première est subjective et se base sur l’auto-jugement mais ne peut pas être utilisée pour des comparaisons dans le temps et dans l’espace à cause de son caractère arbitraire.
La deuxième méthode, plus objective, définit généralement la classe moyenne sur la base d’un critère unidimensionnel comme le revenu ou la dépense. Elle regroupe précisément les individus dont la valeur de ce critère se trouve entre deux bornes usuellement fixées en référence à sa médiane.
Ainsi, les bornes délimitant la classe moyenne sont nécessairement relatives à une distribution donnée, à un espace donné et à un moment donné. Le HCP fixe la borne inférieure de la classe moyenne à 75% de la médiane de la variable revenu ou dépense et la borne supérieure à 2,5 fois la médiane sans toutefois faire de distinction entre les deux milieux de résidence au Maroc (Haut-Commissariat au Plan (2009)). Abdelkhalek (2014) retient une définition opérationnelle de la classe moyenne basée sur des seuils relatifs qui permet non seulement de distinguer la classe moyenne mais aussi les autres classes de la société, ce qui nous permet d’observer d’éventuels glissements de la population d’une classe à une autre.
Ainsi, et pour assurer une certaine comparaison avec les autres approches en place au niveau national en matière de classe moyenne (Haut-Commissariat au Plan (2009), Abdelkhalek (2014)), les auteurs ont retenu dans cet article, les définitions suivantes :
En plus de cette classification de base à l’instar de Abdelkhalek (2014), la note distingue deux sous-classes moyennes, la classe moyenne basse et la classe moyenne haute. En choisissant des seuils relatifs fonction de la médiane, la délimitation des classes sera différente pour le Maroc et chacun des milieux d’intérêt entre 2012 et 2019.
Contrairement aux mesures de la pauvreté qui se concentrent sur la situation des individus se trouvant à la queue gauche de la distribution, les mesures de l’inégalité considèrent toute la population.
La mesure la plus utilisée est le coefficient de Gini, lié à la courbe de Lorenz. Ce scalaire indique le degré de concentration de la distribution de la variable d’intérêt. Parmi les autres mesures, les indices d’entropie généralisée donnent plus de poids aux individus pauvres et sont décomposables entre les strates. De plus, l’indice de Theil, un des indices de cette famille, se décompose en une inégalité entre les groupes et une inégalité dans les groupes.
L’idée d’une aversion plus ou moins grande pour l’inégalité est prise en compte par l’indice d’inégalité d’Atkinson, un autre indice d’inégalité qui pondère plus fortement les indicateurs de bien-être des populations nanties par rapport à celui des populations démunies. Il est également décomposable entre les strates.
Il est également connu au niveau théorique que certaines formes de l’inégalité peuvent se transformer en concept de polarisation. La polarisation croît si l’inégalité au sein des sous-groupes se réduit. Elle augmente également avec une hausse de l’inégalité intergroupe. Les deux concepts (inégalité et polarisation) sont donc liés et proches l’un de l’autre mais mettent en évidence différents aspects d’une distribution. L’indicateur de polarisation de Foster and Wolfson (2010) (FW) se base par construction sur l’indice de Gini. On montre aussi que sous certaines conditions, l’indicateur de polarisation proposé par Esteban and Ray (1994) (ER) peut se comporter comme un indicateur d’inégalité. La plupart des mesures de polarisation sont basées essentiellement sur la famille des indices d’entropie et sur les écarts par rapport à la médiane de la distribution.
Sur le plan pratique depuis la fin des années 90, deux approches de ce concept se démarquent et sont celles retenues dans cet article. La première est celle développée par Foster and Wolfson (2010). La seconde approche proposée par Duclos et al. (2006) (DER) est basée sur les travaux de Esteban and Ray (1994). Elle repose sur la constitution et la déformation de sous-groupes à travers le temps. Selon cette approche, la polarisation s’accroît lorsque le groupe médian s’effrite, ce qui implique une augmentation de l’homogénéité intragroupe et de l’hétérogénéité intergroupe.
Au Maroc, sur la base des données officielles, seules certaines mesures usuelles de base de l’inégalité, en termes de dépenses de consommation par tête, sont généralement produites par le HCP. À notre connaissance, le concept de polarisation n’a jamais été approché ni mesuré à l’exception de Abdelkhalek and Ejjanoui (2012).
Les faits en 2012 et 2019 au Maroc
Dans ce travail, les auteurs ont utilisé les données des vagues 2012 et 2019 de l’Enquête Panel de Ménages (EPM) de l’ONDH. La taille de l’échantillon de l’enquête de 2012 est d’environ 8 000 ménages avec 60, 96% des Marocains vivant en milieu urbain contre 39, 04% en milieu rural en 2012. En 2019, 16 879 ménages ont été enquétés parmi lesquels 62, 89% vivent en milieu urbain et 37, 11% en milieu rural.
Sur la base des seuils relatifs à la distribution de la dépense par tête dans les ménages, il ressort que la pauvreté a diminué entre 2012 et 2019 quelle que soit la mesure utilisée au niveau national ainsi que pour les deux milieux.
« De fait, l’incidence de la pauvreté (FGT0) passe de 14,24% en 2012 à 9,65% en 2019 au Maroc. Nous constatons en particulier que la mesure de la sévérité (FGT2) diminue de presque 60% sur la période, ce qui nous informe d’une baisse à la fois de la pauvreté et de l’inégalité entre les pauvres », souligne-t-on.
Sur la base des seuils et des délimitations des classes sociales, les auteurs de la note constatent que la baisse de l’incidence de la pauvreté engendre une légère hausse de la population vulnérable sur la période.
De plus, la classe moyenne marocaine représente 53,20% (15,90% + 37,30%) de personnes en 2012 et 61, 90% en 2019, soit une hausse de 16, 35%.
À partir de la définition retenue et du fait de l’étroitesse de la classe aisée, la classe moyenne en milieu rural est dominante, dépassant 70% en 2019 et gagnant plus de 6 points de pourcentage sur la période. Il est constaté la même tendance en milieu urbain avec un gain de 14,85% entre 2012 et 2019, représentant presque les 2/3 de la population urbaine en 2019.
Ces résultats montrent que la classe moyenne n’a pas régressé entre 2012 et 2019 contrairement à certaines perceptions.
Ce phénomène peut en partie s’expliquer par un déplacement de la population aisée vers la classe moyenne. L’examen des histogrammes des répartitions de la dépense par tête en 2012 et 2019 pour les deux milieux permet de confirmer qu’il y a effectivement un déplacement sensible vers la droite des queues gauches de la distribution et à l’inverse un déplacement vers la gauche des queues droites. Ceci permet d’anticiper une baisse de l’inégalité et de la polarisation sur la période.
« Nous observons effectivement une baisse importante de l’inégalité pour les trois mesures considérées au niveau national et pour les deux milieux considérés. Le milieu rural connait la plus forte baisse notamment de 40,60% pour l’indice de Theil. Le milieu urbain connait toujours une inégalité plus marquée que ce soit en 2012 ou 2019. De plus, pour les deux indices décomposables (Theil et Atkinson), il ressort que l’inégalité intra-groupe domine de loin l’inégalité inter-groupes pour les deux années observées ce qui contribue à nuancer ici aussi certaines perceptions », expliquent les auteurs de la note.
Sans ambiguïté, il ressort que la polarisation baisse tant au niveau national que pour les deux milieux ce qui confirme l’augmentation de la taille de la classe moyenne, contrairement aux perceptions.
Cette baisse est plus marquée en milieu urbain. Par exemple, sur les variables nominales, l’indice FW perd 21,90% passant de 0,3565 à 0,2784. Il n’est donc absolument pas possible de conclure à une attrition de la classe moyenne au Maroc ni pour les deux milieux entre 2012 et 2019 en considérant la dépense par tête comme variable d’analyse.
Pour savoir à qui a bénéficié la croissance sur la période, les auteurs ont construit les courbes d’incidence de la croissance (CIC) (Ravallion and Chen (2003)). Ces courbes permettent de tester le caractère pro-pauvres de la croissance pour une période donnée entre deux enquêtes.
« Nous dirons que la croissance est pro-pauvre au sens de Ravallion and Chen (2003) lorsque tous les individus gagnent (taux de croissance positifs pour tout le monde et baisse de la pauvreté). La croissance sera pro- pauvre au sens de Kakwani et al. (2000) lorsque la courbe d’incidence est monotone décroissante même si certains groupes de la population perdent (taux de croissance négatifs pour les percentiles élevés de la distribution) », souligne la note.
Pour chaque milieu, nous avons tracé une courbe d’incidence caractérisant les changements sur l’ensemble de la période en déduisant des taux de croissance globaux (sur 7 ans) et une autre représentant les taux de croissance annuels moyens sur la période.
Les auteurs concluent qu’entre 2012 et 2019, la croissance a été pro-pauvre au sens de Kakwani et al. (2000) pour les deux milieux. Pour le milieu rural, la croissance est aussi pro-pauvre en 2019 au sens de Ravallion and Chen (2003) et pour les deux taux (global et moyen).
Les percentiles les plus faibles (les plus pauvres) enregistrent donc les taux de croissance les plus élevés, comparativement aux autres sous-groupes de la population.
Toutefois, les auteurs constatent que les individus de la classe moyenne supérieure et ceux de la classe aisée enregistrent des taux de croissance négatifs en milieu urbain. L’allure de ces courbes corrobore donc les résultats obtenus précédemment concernant la baisse à la fois de la pauvreté et des inégalités au Maroc et dans les deux milieux. Ici encore, cette analyse ne montre aucunement une dégradation de la situation de la classe moyenne en termes de dépense par tête.
Il est important de retenir que dans cette note, les auteurs utilisent une définition opérationelle de la classe moyenne (et de deux sous- classes de celle-ci) à l’instar de Abdelkhalek (2014).
Cette approche a été appliquée sur les données des vagues 2012 et 2019 de l’Enquête Panel des Ménages de l’ONDH afin de faire une analyse de l’évolution de la situation des classes moyennes et plus largement des classes sociales au Maroc.
Sur la base de l’analyse conduite en utilisant plusieurs outils complémentaires et des mesures associées, il ressort que contrairement aux perceptions, la classe moyenne ne peut pas avoir régressé entre 2012 et 2019, ni au niveau national, ni dans les deux milieux de résidence.
En plus d’une baisse généralisée de la pauvreté, la classe moyenne s’est accrue de façon très significative au détriment de la classe aisée. Une lecture conjointe des résultats relatifs à l’inégalité et à la polarisation nous permet de constater une diminution de ces mesures entre 2012 et 2019. Une explication de ces dynamiques se trouve dans la répartition des bénéfices de la croissance sur la période. En effet, l’examen des courbes d’incidence de la croissance (CIC) et des taux de croissance observés montre que cette croissance a été pro-pauvre et quel que soit le milieu de résidence.
A noter cependant que cette analyse a été conduite en considérant la dépense par tête observée dans les enquêtes de l’ONDH et non sur les revenus qui recouvrent généralement plus d’inégalité.
De plus, toute cette analyse s’arrête à 2019, l’année pré-COVID. Elle ne prend donc pas en considération tous les chocs adverses qui ont suivi, ni les effets des programmes que le gouvernement a mis en place depuis.
Tous ces chocs ont potentiellement et en toute vraisemblance eu des conséquences sur les différentes mesures de pauvreté, d’inégalité et de polarisation présentées dans cette note et par conséquent, sur la taille de la classe moyenne.
Une mise à jour de cette analyse pourrait être conduite à partir des données de la vague 2023 de l’Enquête panel de ménages de l’ONDH ou de toute autre enquête récente.