L’agriculture est un secteur stratégique pour l’économie nationale depuis l’indépendance du Maroc. Contribuant jusqu’à 15% du PIB, elle constitue le premier pourvoyeur d’emplois dans le monde rural et joue un rôle essentiel dans la sécurité alimentaire du pays, la stabilité des populations rurales et la lutte contre la pauvreté. Son développement est un enjeu essentiel pour l’avenir du Maroc. Mais dans cette course, le sous-secteur de l’irrigation se retrouve désormais, avec une configuration inédite.
La question de l’agriculture a toujours occupé une place centrale dans les Discours et les Messages Royaux. La nécessité d’œuvrer activement pour valoriser et préserver ce secteur important a amené l’Institut Royal des Etudes Stratégiques (IRES) à poursuivre sa réflexion sur l’avenir de l’agriculture au Maroc, dans un contexte marqué par la rareté structurelle de l’eau.
Une Journée d’étude a été organisée, le 28 février 2024, ayant réuni une vingtaine d’experts de haut niveau, dans les domaines de l’eau, du changement climatique, de l’agriculture, de l’agroalimentaire, de l’économie pastorale et du développement rural.
Cette rencontre a constitué une occasion idoine pour actualiser les connaissances, croiser les approches afin d’appréhender les dernières évolutions de la question inhérente au nexus « Eau-Agriculture » et explorer l’avenir de l’agriculture au Maroc.
Selon le rapport de synthèse de cette journée, l’extension spatiale et temporelle de l’aridité du climat se manifeste par une augmentation significative des besoins en eau des activités agricoles -du fait de l’augmentation de l’évapotranspiration et de l’évaporation-, au moment où les apports des précipitations enregistrent une nette diminution. Dans ces conditions, les cycles de production des cultures, de l’élevage, des parcours et des forêts s’en trouvent largement perturbés et leurs productivités fortement impactées.
La gravité de la situation présente est corroborée par la dégradation des sols et l’avancée de la désertification dans de vastes espaces agricoles au point où certaines zones risquent de devenir impropres à l’agriculture ; par la dégradation des ressources naturelles et de la biodiversité ; par le spectre d’une lente agonie qui menace certains écosystèmes fragiles ; …
Ainsi, durant les dernières années, de nombreux périmètres de grande et de petite et moyenne hydraulique se retrouvent sans eau. Le taux de remplissage de la plupart des barrages enregistre des niveaux catastrophiques. De nombreuses sources ont tari et des nappes phréatiques sont menacées d’épuisement irréversible. Dans ces conditions, le sous-secteur irrigué n’est plus en capacité de jouer un de ses rôles singuliers : amortir les effets de la sécheresse sur l’agriculture pluviale (Bour).
Le secteur agricole, qui utilise près de 85% des ressources en eau renouvelables du pays, est actuellement menacé par la rareté hydrique.
De leur côté, les zones d’agriculture pluviale, prédilection des systèmes de production où domine l’association céréaliculture-élevage extensif, subissent de plein fouet les conséquences dévastatrices des changements climatiques. La contribution des terrains collectifs de parcours à l’alimentation du cheptel ovin et caprin tend à devenir marginale, voire insignifiante. Divers processus sont à la base de cette facette de la « tragédie des communs » : une surexploitation de longue date par le maintien de sureffectifs du cheptel, des sécheresses récurrentes et plus intenses, l’appropriation d’un bien collectif par des mises en culture privatives.
D’autres difficultés lourdes de conséquences sur les plans alimentaire, économique et social affectent l’élevage. Outre la diminution des ressources fourragères locales, le renchérissement des prix des aliments de bétail, importés pourl’essentiel, n’a pas manqué d’induire une réduction des effectifs du cheptel national et du nombre d’unités d’élevage.
Pour couvrir ses besoins en viandes rouges et en produits laitiers, le Maroc recourt désormais aux importations. L’élevage n’arrive plus à jouer son rôle de trésorerie et de tampon face aux années agricoles difficiles, accentuant la précarité d’une grande partie des petits agriculteurs. Outre leur accès limité aux aides de l’Etat et aux progrès réalisés en faveur de l’agriculture pluviale, cette catégorie est la première à subir la forte perte d’emplois agricoles. Si cette situation devait se maintenir, la reconstitution de cheptel national deviendrait de plus en plus incertaine.
Des politiques publiques inadéquates
Les options et les choix que ces politiques ont privilégiés ont activement contribué à la raréfaction progressive des ressources en eaux conventionnelles du Maroc.
Depuis le lancement, dans les années 1960, de la politique des barrages avec l’objectif d’atteindre un million d’hectares irrigués à l’horizon 2000, la politique de l’eau s’est focalisée sur l’augmentation de l’offre. L’essentiel de l’effort consenti fut consacré à la construction des barrages pour répondre aux divers besoins du pays: approvisionnement en eau potable, production d’énergie, protection contre les inondations, mais surtout l’irrigation des périmètres aménagés en grande hydraulique.
L’insuffisante attention accordée à la maîtrise de la demande en eau de l’agriculture, en particulier, a fait que depuis l’épisode des sécheresses du début des années 1980, le pompage des nappes phréatiques n’a cessé de s’étendre et de s’intensifier ; tendance que les subventions du Fonds de Développement Agricole, institué en 1985, ont encouragée, mais qui a connu une forte aggravation avec l’avènement, en 2008, du Plan Maroc Vert. Celui-ci a généreusement et sans discernement subventionné l’irrigation privée en goutte-à-goutte dans le cadre du Programme National d’Economie en Eau d’Irrigation, note le rapport.
Au point que le sous-secteur de l’irrigation au Maroc se retrouve désormais, avec une configuration inédite : la présence de l’irrigation privée dont la superficie tend à devenir équivalente, voire supérieure, à celle des périmètres de grande et de petite et moyenne hydraulique3. Au lieu de la réalisation, comme prévu initialement, d’une économie d’eau au niveau des grands périmètres d’irrigation, le Programme National d’Economie en Eau d’Irrigation a servi plutôt au développement de l’irrigation privée en zones pluviales.
Ce programme a entraîné l’extension de nombre d’ilots d’intensification là où ils ne devraient pas exister et encore moins encouragés et où les producteurs ont tendance à s’orienter davantage vers des spéculations à haute valeur ajoutée, destinées à l’export, en substitution à celles pratiquées auparavant et qui répondaient surtout à la demande intérieure en produits alimentaires de base.
Cette large et rapide extension de l’irrigation privée est porteuse de risques majeurs pour le Maroc : elle s’opère en dehors de tout contrôle d’une quelconque instance de régulation. Les nappes phréatiques qu’elle utilise se trouvent aujourd’huidans une situation de surexploitation très avancée.
Par d’autres aspects, les politiques publiques n’ont pas réussi à préserver l’intégrité, quantitative et qualitative, des bases productives de l’agriculture marocaine que sont les ressources naturelles (eaux, sols, parcours, forêts, biodiversité).
Cela expose à de rudes épreuves autant les performances de production de ce secteur que sa résilience et sa durabilité. Ainsi en est-il de la persistance du faible niveau d’organisation des larges catégories d’agriculteurs les moins lotis, dont les intérêts auraient été mieux défendus si les organisations professionnelles existantes en étaient représentatives.
Il en est aussi de l’insuffisante valorisation des produits agricoles ; les interventions visant l’accroissement de la production ont toujours prévalu sur les interventions à l’aval des filières agricoles. Une meilleure organisation des circuits de commercialisation et une plus grande transformation des produits agricoles auraient permis d’assurer une rémunération équitable des producteurs et d’accroître la valeur ajoutée des filières agricoles. Ce qui n’aurait pas manqué d’induire des retombées appréciables sur l’économie agricole et rurale.
Ces insuffisances sont probablement le fait d’une gouvernance peu au fait de l’importance de ces dimensions et de la rareté des spécialistes dans ces domaines dans les postes de décision.
Dans leur conception comme dans leur mise en œuvre, les politiques agricoles au Maroc sont longtemps restées imprégnées d’une perception étroite, tronquée du secteur agricole, du monde rural, de leur articulation organique et de leurs rapports avec le milieu urbain.
L’agriculture comme la ruralité sont appréhendées comme des objets monolithiques, alors qu’elles sont, l’une et l’autre, traversées par de grandes et irréductibles différenciations d’ordre écologique, économique, social et culturel.
Les stratégies, les programmes, la communication y afférente, font tous référence aux régions, aux filières alors qu’entre les deux, les écosystèmes, notamment fragiles, sont rendus invisibles, comme le sont d’ailleurs les différentes catégories d’exploitations agricoles du secteur. Les dispositions régissant les subventions agricoles, par exemple, sont les mêmes indépendamment des écosystèmes, de la disponibilité en eau, …
Comparativement au sous-secteur irrigué, le bour, malgré sa large diversité (subhumide, semi-aride, aride et subdésertique), sa grande étendue spatiale (et son poids démographique) n’a pas été équitablement servi par les politiques publiques.
Les questions de la recherche, l’anticipation, la veille technologique, la capitalisation des acquis, la mise à niveau des ressources humaines, les questions de la durabilité, de la résilience et de l’inclusion des systèmes agricoles et alimentaires ne sont guère mieux loties et ce, pour le secteur agricole dans son ensemble. Ce qui se traduit, en particulier, par un accès très limité de la grande majorité des petits et moyens agriculteurs à l’information, à l’innovation et au marché, entravant leur compétitivité, exacerbant leur vulnérabilité et fragilisant leur maintien en activité en milieu rural.
Une des raisons majeures des contreperformances du secteur agricole par rapport aux objectifs que les politiques publiques lui ont assignés, réside dans le grand retard pris dans l’indispensable accompagnement de la politique de développement agricole par une politique conséquente de développement rural.
Cette option aurait procuré aux populations rurales des opportunités supplémentaires et/ou alternatives d’emplois et de revenus, permettant au Maroc d’éviter, ou du moins atténuer, les effets de deux processus concomitants lourds de conséquences : l’exode rural que les villes peinent à contenir ; le maintien d’une forte pression sur les ressources limitées à usage agricole faute d’une diversification significative de l’économie rurale. Cette situation devient intenable pour le Royaume qui fait partie des pays les plus exposés aux changements climatiques et à la sévérité de leurs effets.
Selon le rapport, la réponse à la question de l’avenir de l’agriculture marocaine, dans le contexte d’une raréfaction structurelle de l’eau, est intimement liée aux réponses qui devront être apportées aux autres problématiques que ce diagnostic a permis de dégager.
Bien qu’elle soit vitale pour la survie de ce secteur, la clémence du ciel ne peut être, à elle seule, la clef de tous ses problèmes structurels ! Les politiques publiques devront changer de paradigmes, en optant pour un développement agricole intégré, arrimé au développement territorial qui doit en être la matrice. Le devenir de l’agriculture marocaine interpelle la collectivité nationale dans son ensemble ; son sort et son ressort ne pouvant s’accommoder d’une approche strictement sectorielle.