Lors des précédents entretiens, l’économiste Omar Bakkou nous a présenté les causes fondamentales des maux de deux principales composantes de notre modèle de développement, à savoir celles économique et sociale. Ce diagnostic, certes indispensable pour opérer une radiographie de notre modèle de développement, demeure toutefois insuffisant pour venir à bout de l’ensemble des dysfonctionnements de ce modèle.
En effet, l’examen de l’origine des maux de notre modèle institutionnel revêt également une importance cruciale compte tenu de l’effritement de la confiance des marocains à l’égard des institutions.
Ce sujet fera ainsi l’objet du présent entretien dans lequel on interrogera l’économiste O. Bakkou sur les grandes failles de notre modèle institutionnel.
EcoActu.ma : Lors des précédents entretiens, nous avons passé en revue les causes fondamentales des maux de deux principales composantes de notre modèle de développement, à savoir celles économique et sociale. Mais le rapport de la CSMD a mis le doigt également sur la composante institutionnelle. Pourriez-vous nous donner quelques clarifications à ce sujet ?
Omar Bakkou : Oui bien évidemment, si notre modèle économique et social fonctionne mal cela doit être certainement dû aux entités qui le façonnent.
Ces entités englobent les secteurs public, privé et intermédiaire.
Dysfonctionnements au niveau du secteur public, quels sont les principaux symptômes de ces dysfonctionnements ?
Selon le rapport de la CSMD, le secteur public se caractérise globalement par un faible rendement de son activité.
Cela signifie que les ressources financières allouées par la collectivité au secteur public génèrent une valeur (production de services marchands et non marchands) inférieure au potentiel de création de valeur permis par lesdites ressources.
Cette insuffisance de rendement du secteur public diffère, quant à ses symptômes et causes fondamentales, selon les entités publiques concernées, notamment les administrations publiques et les entreprises publiques.
Quels sont les principaux symptômes « du faible rendement » de l’administration publique ?
L’administration publique assure deux principales missions, à savoir la production des services publics et la gestion de l’économie.
La production de services publics englobe les divers services de base , telles l’éducation, la santé, la justice, la sécurité, etc.
Quant à la gestion de l’économie, elle englobe deux volets : la régulation des secteurs économiques et la dynamisation de l’activité économique.
La régulation des secteurs économiques s’opère à travers la règlementation des affaires et la supervision des marchés.
S’agissant de la dynamisation de l’activité économique, elle s’opère à travers le soutien à l’activité économique : soutien à l’offre à travers les incitations fiscales et soutien à la demande à travers les marchés publics.
Ces missions ne sont pas bien accomplies par l’administration publique selon les conclusions du rapport de la CSMD.
Comment ?
En effet, concernant la mission de production des services publics, le rapport de la CSMD a fait le constat de la détérioration de la qualité de ces services, particulièrement ceux relatifs à l’éducation, la santé et la justice.
S’agissant de la mission de régulation des secteurs économiques, ce rapport a également fait le constat de la mauvaise qualité de cette régulation.
Quant à la mission de promotion de l’activité économique, ledit rapport a mis le doigt sur un syndrome commun aux politiques publiques menées à cet effet.
Ce syndrome consiste dans « la mauvaise allocation des ressources de l’Etat vers les capacités productives ».
Cette mauvaise allocation revêt différentes formes : exonérations fiscales et aides publiques ne ciblant pas les secteurs productifs à haute valeur ajoutée, manque de transparence dans les marchés publics, etc.
Quid des causes fondamentales de ces dysfonctionnements ?
Selon le rapport de la CSMD, les causes fondamentales des dysfonctionnements de l’administration publique résident dans la mauvaise gestion des ressources humaines de cette administration.
Cette mauvaise gestion concerne divers aspects, notamment la dissuasion de la prise d’initiative , de la production d’idées et de projets.
Ces dysfonctionnements ont engendré deux principaux effets inter reliés : l’appauvrissement de l’administration en compétences et leur faible mobilisation.
Ces effets ont eu pour conséquence la baisse de la productivité de l’administration publique.
Quid des entreprises publiques, quels sont les principaux symptômes de leurs faibles rendements ?
Le principal symptôme du faible rendement des entreprises publiques réside dans la dépendance de ces entreprises de l’Etat.
En effet, en termes nets, l’Etat alimente les entreprises publiques en ressources financières pour les maintenir en vie.
Vous dites en termes nets, qu’est-ce que cela signifie au juste ?
Les relations entre l’Etat et les entreprises publiques se manifestent par des transferts réciproques.
En effet, l’Etat verse aux entreprises publiques des fonds : subventions et recapitalisations dans le cadre d’opérations de restructuration.
Inversement, l’Etat reçoit des fonds en provenance des entreprises publiques : les produits de monopole, les dividendes provenant des sociétés à participation publique, les redevances pour occupation du domaine public et d’autres produits.
Ces fonds proviennent pour l’essentiel de l’Office Chérifien des Phosphates, de la Caisse de Dépôt et de Gestion et d’ Itissalat Al Maghrib.
Ainsi, la comparaison des transferts réciproques entre l’Etat et les entreprises publiques fait ressortir une balance structurellement déficitaire.
Quid des causes fondamentales du faible rendement des entreprises publiques ?
Les causes fondamentales du faible rendement des entreprises publiques demeurent globalement liées, selon la cour des comptes, au « cahier des charges » de ces entreprises.
En effet, l’activité de ces entreprises s’inscrit dans le cadre de la politique économique et sociale de l’Etat.
Cette contrainte politique exerce un impact sur les recettes et les dépenses desdites entreprises, et partant, sur leurs rentabilités financières.
En effet, les prix de leurs prestations sont contrôlés par l’Etat (cas de l’Office National de l’Eau et de l’Electricité, de l’Office National des Chemins de Fer, etc.) .
En outre, leurs investissements sont fondés sur une logique plutôt économiques que financières : cas des entreprises tels Autoroute du Maroc, l’Office National des Chemins de Fer, l’Office National des Aéroports, l’Agence Nationale des Ports, etc.).
Vous avez explicité ci-dessus les symptômes et les causes fondamentales des dysfonctionnements du secteur public. Quid du secteur privé ?
A vraie dire, le rapport sur le NMD n’a pas traité cet aspect d’une manière explicite.
Mais, l’on peut tout de même y inférer deux principales insuffisances intrinsèques au secteur privé marocain.
La première consiste dans le fait que le secteur privé n’assume pas suffisamment ses devoirs sociaux et environnementaux.
Quant à la seconde insuffisance, elle consiste dans un déficit entrepreneurial dans les activités productives et innovantes.
Ce déficit demeure lié à une culture managériale peu propice à la prise de risque et à l’exploration de nouveaux secteurs et marchés, notamment ceux internationaux.
Vous avez passé en revue les principaux dysfonctionnements des secteurs public et privé. Quid du secteur intermédiaire ?
Le rapport sur le Nouveau Modèle de Développement a opéré une innovation conceptuelle à ce titre en qualifiant le secteur intermédiaire de tiers secteur.
Ce concept regroupe l’ensemble des acteurs à l’intersection des secteurs public et privé : associations, coopératives, mutuelles, syndicats de travailleurs, chambres professionnelles, partis politiques, etc.
Ces acteurs se distinguent des secteurs public et privé par le fait qu’ils sont capables de satisfaire des besoins que ces deux dernières entités ne peuvent pas satisfaire avec efficacité.
Le rapport sur le Nouveau Modèle de Développement a bien évidemment mis le doigt sur un ensemble de maux qui caractérisent le tiers secteur au Maroc.
Ces maux demeurent globalement liés à un manque d’éthique collective et de savoir-faire.
Manque d’éthique collective, qu’est-ce que cela signifie au juste ?
A mon sens, c’est l’expression qui me paraît la mieux à même de conceptualiser les constats d’ordre moral relevés par le rapport de la CSMD au sujet du tiers secteur.
En effet, à la lecture de ce rapport, l’on peut relever trois phrases qui font état de cette problématique d’éthique collective au niveau du tiers secteur :
– « La réduction des obstacles d’ordre administratif à l’émancipation du tiers secteur aura pour corollaire de nouvelles exigences de transparence et de respect des engagements et missions d’intérêt général ».
– « Le tissu associatif de proximité est perçu globalement comme opportuniste, utilisant l’action sociale comme levier d’instrumentalisation politique ou de capture d’aides financières ».
– « Les partis politiques ne sont pas assez ouverts sur les forces vives de la société et n’encadrent pas suffisamment les citoyens dans leur engagement civique et leur participation politique et sociale ».
Quid du manque de savoir-faire du tiers secteur ?
Là aussi, à la lecture de ce rapport, l’on peut relever deux phrases qui font état de cette problématique de manque de savoir-faire du tiers secteur :
– « La consolidation des compétences et des moyens des syndicats et des chambres professionnelles doit en faire des partenaires crédibles de l’Etat ».
– « Les partis politiques n’ont pas assez de capacités pour produire des idées et pour mobiliser les citoyens ».
Nous avons passé en revue les causes fondamentales des maux de trois principales composantes de notre modèle de développement, à savoir celles économique , sociale et institutionnelle. Quid de notre modèle de valeurs ?
Le rapport de la CSMD a fait état de la dégradation de la qualité de notre système de valeurs.
Toutefois, ce rapport n’a pas opéré une analyse concernant les causes fondamentales de cette situation.