Interviewé par I. Bouhrara I
L’expérience de la holding d’Investissement Agricole NEBETOU est inédite dans un contexte de stress hydrique et d’exacerbation des changements climatiques. Tarik Haddi, Administrateur Directeur-Général de AZUR Partners et gestionnaire de la Holding NEBETOU, explicite un concept à dupliquer qui érige l’eau comme composante majeure du business plan. Il détaille également le rôle à jouer par le Capital investissement tout en insistant sur les composantes à réunir pour établir un écosystème favorable au développement de l’agritech au Maroc. Détails.
EcoActu.ma : pourquoi la question de l’eau doit devenir centrale dans les décisions d’investissement ?
Tarik Haddi : Compte tenu des dérèglements climatiques tendanciels, que nous vivons quotidiennement maintenant, je pense que aujourd’hui tout le monde est conscient que la problématique de l’eau n’est plus un phénomène conjoncturel, mais désormais une constante et une constante économique et financière.
Vous savez par exemple que sur les neuf « limites planétaires », 6 sont déjà dépassées:
- La limite en matière de changement climatique,
- d’utilisation de l’eau douce,
- d’érosion de la biodiversité,
- de perturbation globale du cycle de l’azote et du phosphore,
- d’utilisation des sols,
- et d’introduction de nouvelles substances
Et depuis l’an 2000, la croissance de la consommation en eau est découplée de celle de la production agricole, en raison de l’explosion démographique ;
Ce sont au total 3.900 milliards de mètres cubes d’eau douce que nous utilisons par an (500 m3 par personne), alors que 2,7 milliards de personnes manquent d’eau au moins pendant un mois durant l’année ; et que 1,1 milliard en manque tout au long de l’année.
Dès 2025, entre la moitié et les deux tiers de l’humanité seraient en situation de stress hydrique ; et en 2050, ce sont plus de cinq milliards de personnes qui auraient du mal à accéder à l’eau.
Concernant notre pays, avec 600 mètres cubes d’eau par habitant et par an nous sommes proches du niveau de « pénurie extrême en eau » défini par l’ONU…
Sur le plan agricole, le contenu en matières organiques des sols diminue très rapidement partout dans le monde au moment où il faudrait augmenter de 70 % la production agricole pour nourrir les bientôt 9 milliards d’humains.
Ne pas intégrer cette contrainte, devenue structurelle, dans nos modèles d’affaire et dans nos décisions d’investissement, serait tout simplement un suicide économique et financier.
Et la Finance a un rôle déterminant à jouer pour orienter dans ce sens les comportements des agents économiques que sont les États, les entreprises et les ménages.
EcoActu.ma : Comment la finance peut-elle orienter ses comportements économiques pour une meilleure prise en compte de la problématique de l’eau ?
Tarik Haddi : Tout simplement en intégrant la problématique de l’eau dans l’ensemble de ses processus de financement et d’investissement avec un double objectif. D’abord, améliorer les retours sur investissement qui reste la matrice centrale de la Finance, mais par une meilleure allocation des ressources hydriques, notamment en poussant à des comportements d’efficacité hydrique et de recyclage de l’eau, particulièrement dans l’agriculture et l’industrie.
Et deuxièmement, réduire les effets des dérèglements climatiques sur notre planète qui est tout simplement une condition de survie pour l’humanité, à travers la préservation et l’augmentation des ressources en eau propre, la restauration de la biodiversité, et la régénération des océans. Ce sont là les fondements de la Finance Bleue!
EcoActu.ma : Quid du Maroc ? Les prérequis de la finance bleue sont-ils réunis ?
Tarik Haddi : Ce domaine émergent de la finance climatique, qui se traduit aujourd’hui, à l’échelle mondiale, par 2 principaux instruments : les obligations et les prêts dits bleus qui permettent de collecter et d’affecter des fonds à des investissements comme la gestion de l’eau et des eaux usées, le transport maritime durable, le tourisme respectueux de l’environnement, la réduction de la pollution plastique des océans, la restauration des écosystèmes marins…
La SFI a récemment publié ses lignes directrices pour la finance bleue. L’AMMC, BAM, et le secteur financier marocain dans son ensemble ne vont certainement pas tarder à s’approprier le sujet en traduisant ces principes généraux de financement de l’économie bleue en lignes directrices pour des prêts bancaires bleus et des émissions d’obligations bleues au Maroc ; Mais aussi en fixant des critères d’éligibilité des projets dits bleue ; ce qui implique à mon sens de créer un label bleu pour les entreprises qui intègrent pleinement la problématique de l’eau dans leur modèle d’affaire et leur chaine de valeur, ce qui leur permettrait un meilleur accès au financement par rapport aux autres, créant ainsi une saine émulation pour un meilleur traitement de la problématique de l’eau.
EcoActu.ma : comment la composante Capital investissement peut-elle jouer un rôle dans ce cadre ?
Tarik Haddi : Tout d’abord, il faut savoir que le capital investissement est, à travers le monde, l‘instrument clé pour financer et accompagner (les deux mots sont importants) l’entrepreneuriat et à tous les stades de vie de l’entreprise.
Le capital-innovation (qui regroupe Seed Capital et Venture Capital) finance et accompagne la création et la croissance des premières années ; Les fonds de développement financent les grands projets de développement des entreprises sur leurs marchés, à l’international ou dans d’autres secteurs : Le capital-retournement finance et accompagne leur restructuration industrielle si besoin ; et le capital-transmission permet le moment venu de transmettre l’entreprise en toute sérénité.
Un capital-investisseur dans le tour de table, c’est d’abord une équipe professionnelle et expérimentée qui repositionne les business model et challengent les business plans et accompagne au quotidien le développement de l’entreprise en tant qu’actionnaire et en tant que partenaire.
Des due-diligence indépendantes sont systématiquement menées par des cabinets experts et permettent de bâtir des plans d’actions pour assoir le projet sur des bases saines.
Des dispositifs juridiques pointus diligentés par des cabinets d’avocats de premier plan permettent de structurer une gouvernance aux meilleures normes avec des indicateurs clés de performance (KPis) convenus avec le management de la cible, des reporting mensuel, trimestriel et annuel, et des organes (conseils et comités techniques où sont représentés le fonds d’investissement et les dirigeants de l’entreprise) et les modalités de coordination (par exemple les décisions importantes qui doivent être prises de manière concertée…)
Et puis les capital – investisseurs assurent le monitoring rapproché, durant toute la durée de l’investissement, notamment à travers le suivi des KPis, ce qui permet un accompagnement efficace du management de l’entreprise par le fonds, et les ajustements nécessaires face aux chocs endogènes et exogènes.
N’intervenant pas en qualité de créancier, avec une simple prise de garanti, mais d’actionnaire dans le capital de l’entreprise investie, le capital investisseur sécurise ses investissements en étant hands-ondurant tout le cycle de l’investissement.
Et étant hands-on, il peut mieux orienter les décisions des dirigeants d’entreprise, notamment en intégrant la problématique de l’eau dans toutes les étapes de sa chaine de valeur.
D’abord, lors de la sélection des projets d’investissement, il privilégiera ceux qui intègrent cette problématique, notamment lors de la finalisation, au stade préinvestissement, du business model et du BP, il introduira cette problématique, lors de la définition des KPIs, il prendra en compte cette problématique. Idem lors de la structuration des reporting, de la contractualisation juridique, de la participation aux organes et aux décisions importantes, et du suivi et du monitoring des investissements.
EcoActu.ma : tous les éléments précédents se retrouvent bien illustrés à travers l’expérience de la holding d’Investissement agricole NEBETOU. Quel retour sur expérience en faites-vous ?
Tarik Haddi : La holding d’investissement Nebetou en est une excellente illustration. Cette holding, qui se donne pour mission d’investir dans la modernisation des filières agricoles à fort potentiel au Maroc, a été créée en 2010 par le Crédit Agricole du Maroc et la MAMDA auxquels se sont joints la RMA, AKWA, HOLMARCOM et ASMA INVEST.
Après des investissements structurants dans les filières oléicole, laitière et produits du terroir, Nebetou vise au jourd’hui, à travers ses nouveaux investissements, à jouer un rôle dans la transition agricole du Maroc pour une agriculture compétitive, moins consommatrice de ressources, notamment hydriques, et qui permette d’assurer la souveraineté alimentaire de notre pays.
EcoActu.ma : concrètement comment intégrer l’eau dans les décisions d’investissement ?
Tarik Haddi : Premièrement en intégrant systématiquement dans les business model et les plans de financement des projets cibles. D’abord dans la reconversion des systèmes de production pour la réduction des superficies des filières consommatrices d’eau, et l’adoption de variétés résistantes à la sécheresse.
L’investissement dans les mécanismes d’agriculture régénérative :
- la re-fertilisation pour une meilleure structure des sols, notamment pour améliorer la rétention de l’eau et la teneur en matière organique,
- les applications d’azote à libération lente et la formulation d’engrais sur mesure,
- L’investissement dans des solutions technologiques et des techniques agricoles qui séquestrent dans le sol le carbone, favorisant la productivité des sols qui ont besoin de carbone, la réduction des émissions de gaz à effet de serre et même un revenu supplémentaire grâce aux crédits carbone… un STRIKE quoi !
- La diversification et l’allongement des rotations culturales,
- le semis direct (l’introduction directe de la graine sans travail préalable du sol) et plus largement le développement de systèmes sans labour pour une conservation accrue des sols et de l’eau,
- l’optimisation de l’enlèvement de la terre après la récolte…
L’investissement dans des systèmes d’irrigation et de drainage intelligents pour :
- Des économes en eau : et donc une irrigation strictement selon les besoins des plants et en fonction de l’évaporation et des précipitations, et donc une micro-irrigation 2.0
- et des économies en énergie grâce aux ENR,
L’investissement dans le recyclage de l’eau et la transformation des déchets agricoles en engrais ou en énergie.
L’investissement dans des systèmes de gestion intégrés pour une agriculture intelligente.
L’intégration amont – aval, mais aussi horizontale (sur d’autres terroirs) pour intégrer toute la chaine de valeur de manière à maximiser la création de valeur et à réduire l’impact des aléas climatiques, donc les risques climatiques, pour enrichir la gamme de produit, et pour développer un marketing de valorisation d’une offre plus étoffée, et si il y a un label bleu ce sera encore plus productif.
Donc en intégrant systématiquement dans les business model et les plans de financement le traitement des problématiques de l’eau.
Deuxièmement, en apportant accompagnement et assistance technique aux dirigeants des entreprises investies par NEBETOU pour leur transition agricole, hydraulique, énergétique, et numérique.
Et donc la Holding NEBETOU peut mieux financer et accompagner la transition du modèle d’affaire des entreprises agricoles et agro-industrielles investies, puisque, encore une fois, un capital investisseur intervient comme actionnaire influent dans les organes de décisions de l’entreprise, contrairement aux simples créanciers, les banques notamment.
Il apporte aussi son expertise d’ingénierie et de monitoring des business model et réduit les risques globaux des portefeuilles investis, par une diversification sectorielle et territoriale ; Et in fine NEBETOU pourra accélérer la croissance et la rentabilité des entreprises investies tout en réduisant les risques et en améliorant leurs impacts sur le climat et l’eau.
Ecoactu.ma : en parlant du développement de l’agritech, que faut-il pour la mise en place d’un écosystème d’innovation intégrée ?
Tarik Haddi : Concernant les systèmes de gestion intégrés pour une agriculture de précision, il faut savoir que aujourd’hui on recense au Maroc quelques 76 solutions tech axées sur divers aspects de la chaine de valeur agricole avec malheureusement des lacunes dans les technologies de stockage, de traçabilité et d’accès à la donnée.
Et pourtant l’avenir de notre agriculture passera par le développement des agritech au Maroc, et donc par l’éclosion de puissantes startup dans ce domaine.
Cela nécessitera forcément un écosystème de l’innovation intégré.
Il faut savoir que pour développer des solutions tech dans ce domaine, et dans tout autre d’ailleurs, nos entrepreneurs ont besoin d’avoir accès en même temps à une base technologique et à du capital humain qualifié, et donc à des universités, des centres de recherche et laboratoires de qualité, dans le cadre de vrais PPP fluide et l’UM6P jouera certainement un rôle important dans cette dynamique ;
Mais aussi accès à des structures d’accompagnement (clusters, incubateurs, accélérateurs…) spécialisés dans le domaine, parce que nous ne pouvons pas incuber de la même manière un projet agritech & un projet Fintech ça ne marchera jamais, et des structures qui accompagnent efficacement les entrepreneurs sur toute la chaine de valeur de l’innovation du POC au Go to Market en passant par le produit minimum viable (MVP) & le PMF.
Enfin l’entrepreneur agritech a besoin d’un accès à une chaine de financement en continue qui va de la subvention lors des phases d’idéation et d’incubation, jusqu’à l’accès à l’épargne publique à travers un compartiment boursier tech à l’image du NASDAK, en passant par des PLATEFORMES de crowfunding opérationnelles, des réseaux de business angel structurés, et des relais bancaires. Dans ce sens, il faudra particulièrement que nos banques jouent le jeu pour le financement de l’entrepreneuriat innovant au Maroc, surtout quand il est correctement accompagné par des structures d’accompagnement spécialisées notamment celles qui sont partenaires de TAMWILCOM et/ou des fonds d’investissement.
En parlant de fonds d’investissement, la pièce maitresse, comme toujours en matière de financement de startup, ce sera une industrie du capital-risque nationale puissante, et là encore TAMWILCOM joue et doit continuer à jouer un rôle déterminant à cet effet.