Interviewé par Soubha Es-Siari I
Le monde se meut dans un contexte effervescent marqué de fortes tensions géopolitiques et
un atterrissage de l’économie chinoise, variable déterminante dans les scénarios de croissance. En sus de ces tensions, le Maroc subit de plein fouet le fardeau de la sécheresse qui pèse sur les différents ressorts internes de l’économie.
Ludovic Subran Chef Economiste Allianz SE revient en détail sur ces multiples défis et comment le Maroc pourrait reprendre les sentiers de la croissance.
EcoActu.ma : Quel bilan pouvez-vous dresser de la croissance mondiale en 2023, soit 3 ans après la crise sanitaire qui a mis à genoux même les économies les plus fortes ? Les tendances de croissance d’avant la pandémie sont-elles retrouvées ?
Ludovic Subran : A fin 2023, le PIB mondial se situait 9% au-dessus de son niveau d’avant la pandémie (2019). En rythme de croissance il reste en ligne avec la croissance de 2019, mais -0.4pp en-dessous de la croissance moyenne entre 2000 et 2019. Ceci est valable pour les grosses économies du monde comme la Chine (-3.8pp), le Royaume-Uni (-1.3pp) ou encore les pays de la zone euro (-1pp). Seule la croissance des Etats-Unis se situe +0.2pp au-dessus de sa moyenne de long-terme.
Mais derrière cet effacement partiel du coût de la pandémie, les dislocations sont nombreuses. Pour éviter récession, faillites et chômage, de nombreux pays se retrouvent désormais face à un endettement record, et à une inflation qui a du mal à partir.
EcoActu.ma : Dans un contexte marqué en sus de la poursuite du conflit russo-ukrainien par la guerre en Palestine et les récentes frappes dans la mer rouge, dans quelle fourchette, le cours du pétrole, variable déterminante dans toute politique économique, va-t-il évoluer dans les premiers mois de l’exercice 2024 ?
Ludovic Subran : Dans un scénario où les pétroliers continueront à naviguer dans la mer Rouge, les prix du pétrole vont continuer à être tirés à la baisse par une offre plus élevée que prévu, étant donné l’effort de certains pays producteurs à garder leurs parts de marché dans un contexte de ralentissement de la demande. Cette dernière devrait diminuer de moitié en 2024. Nous attendons un niveau du Brent de 85 USD/bbl en moyenne au T1 2024 après 82 USD/bbl en 2023.
EcoActu.ma : En plus du pétrole, l’économie chinoise joue un rôle déterminant dans la croissance mondiale. Dans une sortie récente, la directrice du FMI a annoncé que les 5,2% de croissance réalisés par l’Empire du Milieu sont une bonne nouvelle pour la croissance dans le monde. Quel commentaire pouvez-vous faire de ce taux sachant qu’il reste tout de même le taux le plus faible réalisé depuis les années 90 ?
Ludovic Subran : 2023 a été meilleure qu’attendue, au-dessus de 5%. L’ économie chinoise doit faire face à un sacré atterrissage : crise immobilière et donc de confiance des ménages qui ont perdu leur épargne, et découplage au pas de course des autres blocs économiques. Plus structurellement, la fin du dividende démographique est proche et la transition écologique va nécessiter de nombreux investissements technologiques qu’il va falloir financer.
Un nouvel assouplissement de la politique monétaire est nécessaire en 2024 pour rétablir la confiance. Nous nous attendons à ce que la croissance du PIB atteigne +4,6% cette année. Les investissements dans l’infrastructure ont été soutenus par la politique budgétaire, les gouvernements locaux ayant reçu davantage de marge de manœuvre en matière de financement.
À l’horizon 2024, nous nous attendons à ce que le quota d’obligations spéciales des collectivités locales soit porté à 4,2 billions de RMB (contre 3,8 billions de RMB), tandis que des obligations spéciales à long terme d’un montant de 1 billion de RMB pourraient être émises par la Gouvernement.
Une politique monétaire accommodante facilitera ces émissions bien que l’efficience du crédit ait baissé depuis 2022, signifiant qu’il faut davantage d’assouplissement et de crédit pour atteindre le même impact sur la croissance des cycles passés. En 2024, nous prévoyons deux baisses de taux directeurs (-20 pb au total), accompagnées de la libération de liquidités à long terme deux réductions du ratio de réserves obligatoires (-50 points de base).
EcoActu.ma : Après les politiques de resserrement monétaires menées par les principales banques centrales, un début de retour à des niveaux d’inflations normaux sont-ils garantis en 2024 ?
Ludovic Subran : Suite à un des plus rapides et forts cycle de resserrement monétaire de l’histoire, le rythme de la désinflation s’est accéléré sur ces derniers mois : l’inflation devrait se situer dans la zone de confort de la plupart des banques centrales d’ici l’été 2024. Grâce à l’affaiblissement de la demande et à des effets de base positifs sur les prix de l’énergie et alimentaires, cette tendance devrait se poursuivre dans les mois à venir. Alors que les prix des biens se modèrent rapidement, l’inflation des services et la croissance des salaires vont prendre plus de temps avant de montrer des signes forts de ralentissement, en particulier aux États-Unis.
Nous prévoyons que l’inflation mondiale devrait s’établir à 4,6% fin 2024, soit un recul de -2 points par rapport à fin 2023 (6,6%). Un nouveau recul est attendu en 2025, cette fois de -1 point (3,6%). Cette année, la tendance sera particulièrement marquée aux Etats-Unis, avec un recul de l’inflation attendu de -3,3 points (3,8% contre 7,1% en 2023) et de -3 points en zone euro (2,5% contre 5,5% en 2023).
Si la situation en Mer Rouge se détériorait, une multiplication par deux des coûts du fret maritime pour plus de 3 mois générerait +0,7 point d’inflation en Europe et aux USA, ramenant les taux d’inflation au-dessus de 3%. Pour l’inflation mondiale, cela signifierait une hausse de +0,5 point, soit 5,1% d’inflation en 2024.
EcoActu.ma : Dans le même sillage, quelle appréciation faites-vous de la politique monétaire, menée par la Banque centrale du Maroc pour contrer l’inflation, se traduisant par une croissance atone (2,7%), un taux d’inflation de 6,1% et un taux de chômage de 13,5% (en hausse de deux points en un an) ?
Ludovic Subran : Une baisse des taux aiderait les ménages et les PME à financer leurs projets plus facilement tout en restaurant la confiance. Néanmoins, d’autres facteurs pèsent aujourd’hui sur la croissance potentielle du Maroc et qui ne dépendent pas de l’action de la banque centrale.
Il s’agit notamment de la sécheresse et des investissements nécessaires pour réduire la pression sur les réservoirs d’eau, de la politique énergétique visant à réduire l’exposition aux prix internationaux et la dépendance aux gazoducs, sur lesquels les relations extérieures pèsent également lourdement, et du développement de chaînes d’approvisionnement locales qui augmentent la valeur ajoutée des denrées alimentaires et non alimentaires produites par le pays.
EcoActu.ma : Hormis le spectre de la sécheresse, quels sont les risques qui planent sur l’économie marocaine ? A ce titre, l’envolée de l’endettement public pourrait-il être considéré comme une menace ?
Ludovic Subran : Outre la sécheresse, les risques qui pèsent sur les perspectives comprennent les retombées de la résurgence des conflits au Moyen-Orient, qui pourraient entraîner une augmentation des prix internationaux des produits de base importés par le Maroc. Le Maroc est entré sur le marché du gaz naturel liquéfié à la fin de l’année 2023 pour compenser la perte des approvisionnements par gazoduc d’un exportateur voisin, l’Algérie, en raison d’une rupture des relations diplomatiques.
Les relations diplomatiques sont également essentielles à la croissance : le Maroc a su tirer parti du Brexit, par exemple, pour pénétrer le marché britannique, mais les relations avec l’UE peuvent encore être améliorées. Les relations avec l’UE sont essentielles pour garantir un financement continu et l’UE représente près des deux tiers des exportations du pays.
L’UE est également le plus grand investisseur étranger au Maroc, avec plus de la moitié du stock d’investissements directs étrangers du pays, ce qui signifie que les perspectives de croissance à long terme dépendent massivement des efforts mutuels pour maintenir une relation positive. Toutefois, des financements internationaux sont disponibles, dont 5 milliards USD au titre d’une ligne de crédit de précaution du FMI. Les soldes budgétaire et extérieur devraient rester gérables.
EcoActu.ma : Quelles sont les perspectives de croissance du Maroc si l’on prend en considération les chantiers sociaux qu’ils mènent (élargissement du chantier de la couverture sociale, mécanismes d’aide directe…) et les investissements à faire pour se préparer aux deux échéances 2025 (coupe d’Afrique) et 2030 (coupe du monde) ?
Ludovic Subran : Nous prévoyons une légère accélération de la croissance en 2024 par rapport à 2023, même si elle est inférieure à la moyenne de l’Afrique du Nord (+3,6 %), en raison de la faible croissance de la demande de ses principaux partenaires commerciaux, les dépenses de reconstruction, la construction en général et l’industrie manufacturière, y compris l’automobile, le textile et les produits chimiques, soutenant la croissance.
L’opportunité d’accueillir ces événements sportifs est toujours attrayante, surtout si l’on considère que la dernière fois que la Coupe d’Afrique des Nations s’est tenue au Maroc, c’était en 1988. Les investissements liés aux événements sportifs peuvent fonctionner comme des accélérateurs du développement local, par exemple pour renforcer l’offre d’équipements éducatifs et sportifs pour les communautés locales et les infrastructures reliant les villes au reste du pays dans un contexte d’urbanisation rapide où les communautés périphériques peuvent perdre le contact avec la croissance des grands centres urbains, tirée par les services (qui emploient déjà près de la moitié de la main-d’œuvre).
Des exemples récents montrent que, sans ces efforts, les événements sportifs en eux-mêmes ne suffisent pas à apporter la prospérité, mais le pays est équipé pour relever ce défi.