Lors des deux derniers entretiens, l’économiste Omar Bakkou nous a présenté une synthèse du diagnostic opéré par la CSMD du modèle économique adopté par le Maroc. Ce diagnostic demeure toutefois insuffisant pour appréhender l’ensemble des maux de ce modèle. En effet, selon O. Bakkou le diagnostic de la CSMD s’est focalisé sur notre modèle de production des richesses en omettant de mettre le doigt sur une autre composante essentielle de notre système économique, à savoir le modèle de consommation.
Lors des deux précédents entretiens, vous avez présenté une synthèse du diagnostic opéré par la CSMD de notre modèle économique. Ce diagnostic demeure centré toutefois sur notre modèle de production de richesses. Quid de notre modèle de consommation ?
Je pense que cette question n’a pas été suffisamment traitée dans le rapport de la CSMD.
En effet, à la lecture de ce rapport, on relève une seule phrase qui traite du modèle de consommation.
Cette phrase est la suivante : « le modèle de consommation adopté est peu respectueux de l’équilibre alimentaire et écologique ce qui occasionne par conséquent des défis de taille en matière de bien-être et de santé ».
-A votre avis quelle explication pourrait-on donner à cette phrase. Plus exactement, comment l’on pourrait la situer dans le Nouveau Modèle de Développement ?
La finalité du Nouveau Modèle de Développement est d’améliorer le bien-être des marocains.
Le bien-être, notamment celui physique, peut être défini comme un état agréable résultant d’un bon état de santé et de la satisfaction des besoins essentiels d’un individu.
Or, l’adoption d’un mode de consommation peu respectueux de l’équilibre alimentaire et écologique peut endommager ce bien-être.
En effet, l’adoption d’un mauvais régime alimentaire (surconsommation par exemple de sucreries, de produits salés, etc.) et écologique (utilisation abusive de véhicules à base d’énergies fossiles, etc.) agit négativement sur la santé des individus, et partant, sur leur bien-être.
-Vous avez indiqué ci-dessus que notre modèle de consommation n’a pas été suffisamment traité par le rapport de la CSMD. Pourrions-nous en déduire que ce modèle souffre de maux autres que ceux présentés ci-dessus ?
Globalement, le « ménage Maroc » cumule une dette assez importante : la dette extérieure du Maroc s’élève à environ 40 milliards de dollars.
Cet endettement a pour corollaire que ce ménage vit au-dessus de ses moyens : le volume de ses dépenses globales dépasse le niveau de son revenu.
Cette discordance entre le revenu national (le PIB) et la dépense nationale peut résulter en principe soit d’une insuffisance de la production, soit d’un excès des dépenses, soit de la conjugaison de ces deux facteurs à la fois.
Or, lorsqu’on lit le rapport de la CSMD on constate que ce rapport se focalise sur les insuffisances enregistrées en matière de production.
En revanche en matière de dépenses, ledit rapport met le doigt uniquement sur les dépenses du père de famille du « ménage Maroc » (l’Etat) alors que les dépenses des autres membres de ce ménage (les entités privées) n’ont pas été suffisamment analysées.
-Vous dites que le rapport de la CSMD a mis le doigt sur les dépenses publiques, cela signifierait -il que ces dépenses sont mal gérées ?
Effectivement, on peut considérer à l’aune d’un ensemble de critiques formulées par le rapport de la CSMD, que les dépenses publiques sont globalement inefficientes.
-Inefficience des dépenses budgétaires, qu’est-ce cela signifie concrètement ?
Pour saisir la signification du vocable « inefficience », il conviendrait de se référer à la définition de son antonyme, c’est-à-dire « l’efficience ».
En effet, l’efficience des dépenses budgétaires désigne l’affectation de ces dépenses d’une manière rationnelle, c’est-à-dire dans un sens qui permet l’accroissement du patrimoine de la collectivité.
Ce patrimoine englobe celui matériel (équipements collectifs, etc.) , ainsi que celui immatériel : amélioration des compétences de la population , de son état de santé, du niveau de la sécurité civile, etc.
–Ça c’est la définition de l’inefficience, pourriez-vous nous citer des exemples concrets de cette inefficience ?
A la lecture du rapport de la CSMD, l’on peut relever essentiellement deux cas de figure où la question de l’inefficience des dépenses publiques se trouve posée, à savoir :
-Les dépenses relatives aux subventions à la consommation de certains produits de base (gaz, sucre, etc.).
Ces dépenses peuvent être considérées comme inefficientes car elles ne sont pas ciblées : elles sont accordées aussi bien aux personnes nécessiteuses qu’à celles pourvues de moyens.
– Les dépenses afférentes aux incitations publiques aux entreprises qu’il s’agisse de celles directes (subventions) ou de celles indirectes (exonérations fiscales).
Ces dépenses peuvent être considérées comme inefficientes car elles profitent encore à certains secteurs traditionnels à faible rendement économique et social, et ce, au lieu d’être affectées aux secteurs innovants et à forte valeur ajoutée.
-Vous dites ci-dessus que notre modèle de dépenses privées n’a pas été suffisamment traité par le rapport de la CSMD, pourquoi ?
Feu Abderrahim Harouchi disait dans sans son livre « apprendre à apprendre » que l’on peut doubler notre consommation en économisant.
Cela signifie qu’un consommateur lorsqu’il est rationnel, c’est-à-dire lorsqu’il ne gaspille pas les ressources dont il dispose, peut dégager plus d’utilités à partir de ses ressources.
A l’échelle d’un pays plus la proportion des consommateurs rationnels est importante, plus l’utilité dégagée à partir des ressources disponibles dans ce pays est optimisée et plus le bien être totale de la population dudit pays est maximisé.
Par conséquent, un pays peut théoriquement améliorer le bien-être de sa population en agissant sur la rationalité économique de ses citoyens.
-Vous insinuez à travers vos propos ci-dessus que le consommateur marocain est irrationnel ?
La rationalité économique a fait l’objet d’une littérature assez importante.
Cette littérature constitue une composante essentielle d’une science à part entière : « la psychologie comportementale ».
Cette science permet, entre autres, de classer les comportements des individus selon le degré de leur rationalité.
Ces classifications font révéler trois vérités essentielles :
La première est que la rationalité économique parfaite constitue une « pure fiction », c’est-à-dire que ce consommateur calculateur froid sur lequel se fonde le raisonnement de la science économique n’existe pas dans la réalité.
La deuxième vérité liée à la précédente est que ,comme il n’existe pas d’être humain totalement rationnel, il y a certainement des personnes plus rationnelles que d’autres.
La troisième vérité liée aux deux précédentes est que ,comme ils existent des personnes plus rationnelles que d’autres, il y a certainement des catégorie socio-professionnelles plus rationnelles que d’autres, voir même des peuples plus rationnels que d’autres.
Au Maroc, peu d’études ont été consacrées à ma connaissance à cette question.
Par conséquent, par défaut d’études scientifiques sur le sujet, l’on se trouve contraint de se rabattre sur des impressions.
Et justement mon impression est que le consommateur marocain peut être qualifié d’assez irrationnel sur plusieurs aspects.
–Quels sont ces aspects ?
A mon avis, le consommateur marocain traîne deux catégories de comportements irrationnels.
La première catégorie englobe des comportements d’ordre socio-culturel.
Ces comportements ont trait par exemple au gaspillage de certaines ressources vitales (telles l’eau et l’électricité), ainsi qu’aux habitudes alimentaires un peu exubérantes notamment dans les cérémonies, etc.
Quant à la seconde catégorie, elle englobe des comportements inhérents à la mondialisation.
Ces comportements concernent particulièrement certaines attitudes dépensières observées en milieu urbain particulièrement auprès des classes à revenus moyens et supérieurs.
-Pourriez-vous nous expliquer davantage ce deuxième aspect de comportements irrationnels du consommateur marocain ?
Concrètement, cet aspect concerne un ensemble de comportements de consommation que l’on observe aujourd’hui dans nos sociétés contemporaines.
Ces comportements consistent à acheter des biens et des services non pas pour leurs qualités intrinsèques, mais plutôt pour se conformer aux normes sociales.
Ces achats englobent bon nombre de biens et de services : gammes de voitures surdimensionnées par rapport au budget des personnes concernées, maisons appartenant à un standing dépassant les besoins et les capacités budgétaires des personnes concernées, résidences secondaires quelques fois à des fins purement démonstratives, changement de téléphones portables par pur désir de suivre la mode, etc.
Ces dépenses constituent un pur gaspillage sur le plan économique, car il s’agit de dépenses que la société s’impose à elle-même sans impact sur le bienêtre collectif.
-Vous dites que ces opérations de consommation n’ont pas d’impact sur le bien-être collectif, comment cela ?
Il s’agit d’un phénomène communément connu sous le concept du « paradoxe d’Easterlin ».
Ce concept a été mis en exergue pour la première fois par l’économiste américain Richard Easterlin .
Cet économiste a démontré que le bien-être de la population dans les pays développés est resté à peu près constant depuis la deuxième guerre mondiale, et ce, malgré l’augmentation spectaculaire de la richesse de ces pays.
Ce phénomène s’explique essentiellement ,selon cet économiste, par le fait que le bien-être supplémentaire que les gens peuvent retirer de l’élévation de leur consommation dépend du niveau de consommation des gens auxquels ils se comparent : leurs voisins au quartier, leurs collègues au travail, etc.
Or, puisque la croissance élève les revenus et la consommation de certaines franges de la population d’une manière homogène, elle laisse tout le monde indifférent.
-C’est quand même très curieux ce que développez comme analyse !
Curieux, pourquoi ?
-Curieux , car le sujet de la consommation est d’habitude perçu sous l’ongle de la sauvegarde du pouvoir d’achat !
Non il s’agit d’un sujet déjà traité par certains économistes, notamment par le prix Nobel Joseph Stiglitz dans son livre « quand le capitalisme perd la tête ».
En effet, selon cet économiste, le système capitaliste libéral se fonde sur un postulat imparfait : « la rationalité du consommateur ».
Ce postulat suggère que la meilleure manière de garantir l’efficience du processus de création de valeurs marchandes serait de conférer à ce « consommateur rationnel » le plein pouvoir en matière de choix de produits qu’il souhaite acheter.
Ce paradigme tire sa force de l’expérience malheureuse du système communiste.
En effet, ce système fondé sur la mise sous tutelle du consommateur et son corollaire l’abolition du pouvoir de ce consommateur (les biens et services consommables sont décidés d’une manière bureaucratique par l’Etat) s’est traduit par l’inefficience du système de création de richesses.
Cette inefficience concerne deux aspects : soit le gaspillage (production de biens qui ne correspondent pas aux besoins des consommateurs), soit la pénurie (production insuffisante de biens désirés par les consommateurs).
Or l’expérience du modèle libéral a montré que ce modèle a certes combattu la pénurie mais il n’a pas toutefois mis fin au gaspillage.
En effet, ce modèle a généré « du gaspillage déguisé » .
Ce qualificatif symbolise l’état d’un système dans lequel les producteurs forcent les consommateurs, à l’aide d’ un formidable outil qu’est le marketing, à acheter des biens dont ils n’ont pas besoins.
Cet outil retire en fait au consommateur sa liberté et partant son pouvoir en matière de choix de ses achats en le poussant notamment à acheter et à consommer des produits qui ne correspondent pas à ses besoins effectifs.
Ainsi si on suit la logique que je viens d’expliciter, le modèle de consommation doit être vu sous l’ongle non pas « du pouvoir d’achat », mais « du pouvoir sur les achats » qu’il conviendrait de réhabiliter à travers une réforme profonde de notre modèle de consommation.