Dans certains des nos articles précédents[1], [2], [3], [4], [5], nous nous demandions pourquoi l’on ne retrouvait pas, à la pompe, l’impact qui aurait pu être attendu de la baisse tendancielle des cours du pétrole qui s’est déroulée entre mai 2022 et juin 2023 et contribué à alerter le Conseil de la Concurrence qui s’est saisi de l’affaire.
Finalement, parmi les douze compagnies distributrices de produits pétroliers du Maroc dépassant 1% de part de marché[6], les neuf suspectées d’entente commerciale (dont les quatre qui détiennent les deux tiers du marché) ont accepté la procédure transactionnelle prévue à l’article 37 de la loi 104-12 pour le jugement des griefs retenus à leur encontre. Et, pou finir, elles-mêmes et leur organisation professionnelle, devraient s’acquitter d’une amende de plus de 1,8 milliards de Dirhams (1’840’410’426 Dh) et devraient souscrire à « un ensemble d’engagements comportementaux… afin d’améliorer le fonctionnement concurrentiel du marché des hydrocarbures à l’avenir, de prévenir les risques d’atteinte à la concurrence au bénéfice des consommateurs« .
En confirmant notre regret qu’il n’existe pas d’Autorité dédiée aux produits pétroliers, qui dépassent pourtant les 70 milliards de Dh de chiffres d’affaire annuel, nous allons ici rappeler le contexte de cette verbalisation et essayer de comprendre pourquoi une certaine presse considère que l’amende est plutôt « modérée« .
Le Conseil de la Concurrence a donné raison aux suspicions des citoyens qui sont, elles, basées sur au moins deux faits « visibles de l’extérieur » :
- la synchronisation des révisions des prix : la quasi-totalité des variations des prix des derniers mois ont eu lieu en même temps chez tous les distributeurs,
- le sens des variations des prix : la quasi-totalité des variations, même minimes, ont toujours eu lieu dans le même sens chez tous les distributeurs.
Le citoyen lambda bâtit aussi son opinion sur d’autres simples faits affectés par une part de subjectivité car la douleur de la hausse des prix se ressent plus que le bénéfice d’une baisse :
- on a semblé plus prompt à imputer les hausses que les baisses de prix,
- les amplitudes des hausses ont toujours semblé plus élevées que les baisses.
Bref, le Conseil de la Concurrence avait en mains un ensemble d’éléments objectifs portant à croire que le marché des combustibles liquides n’était pas aussi concurrentiel qu’on ne pourrait le croire et sa suspicion avait une adhésion populaire, fût-elle subjective.
Il peut être utile de rappeler qu’en mars 2023, nous avions écrit3:
- Les distributeurs pourraient avoir profité de l’opportunité d’une augmentation de leurs marges, ce qui est tout à fait légal dans un marché libre. Toutefois, dans un contexte de libre concurrence entre plusieurs opérateurs, la synchronisation parfaite des hausses ne peut se produire sans entente, ce qui violerait les Lois de la concurrence de ce pays et, à défaut d’Autorité spécialisée dans le domaine[7], le Conseil de la Concurrence n’aurait alors plus qu’à remettre au travail l’Instance qui a instruit le récent Avis du Conseil sur le sujet[8] afin de nous dire s’il y a effectivement entente.
- La politique d’approvisionnement des distributeurs pourrait avoir changé par rapport à la phase ascensionnelle des prix. Dans ce cas, il faudra que le Conseil de la Concurrence nous explique le fonctionnement de ce « marché libre » dans lequel 85% des importations de combustibles ne sont faits que par 8 opérateurs différents8 mais qui changent simultanément leur politique d’approvisionnement menant à une synchronisation systématique des tendances des prix. Car, au sens commun d’un vrai marché concurrentiel, les étiquettes ne devraient pas valser de façon synchrone, n’est-ce pas ?
ÉVOLUTION DES COURS MONDIAUX ET DU TAUX DE CHANGE FACE AU DOLLAR US
La Figure 1 montre l’évolution :
- des différents cours moyens hebdomadaires internationaux de pétrole en dollars US (échelle bleue de gauche), tels qu’ils sont rapportés par un site de statistiques internationales[9]:
- Brent (bleu) : prix moyen de pétroles extraits de la Mer du Nord,
- OPEC (vert) : prix moyen de pétroles provenant des différents pays de l’OPEP,
- WTI (noir) : prix moyen de pétroles légers américains (West Texas Intermediate).
La Figure 1 montre aussi l’évolution du cours du Dirham face au Dollar US[10] (échelle rouge de droite).
Figure 1 Evolution des cours moyens internationaux du pétrole et du cours du Dirham face à l’US$
La Figure 1 met bien en évidence :
- la lente reprise des cours mondiaux du pétrole induite par la hausse de la demande après la reprise de l’économie « après » COVID (Octobre 2020),
- la hausse brutale générée par la crise en Ukraine (Janvier 2022),
- l’érosion régulière et reprise du Dirham face au Dollar US. Dans notre premier article1, nous avions volontairement l’évolution du cours mais, depuis, nous la prenons en considération « ab initio » puisque le Dh a quand même perdu près de 18% entre le printemps 2021 et l’automne 2022.
LE DIFFÉRÉ ENTRE COURS DU PÉTROLE ET PRIX A LA POMPE
Les distributeurs marocains de combustibles ont une politique d’approvisionnement basée :
- en majorité, d’achats, sous contrat signés à l’avance, dont les fluctuations de prix sont faibles et décalées dans le temps,
- sur une minorité d’achats dont les fluctuations de prix sont soumises aux cours mondiaux et dont le décalage dans le temps est plus faible.
Les prix à la pompe résultent d’un mécanisme d’autant plus complexe qu’il inclut la diversité des acteurs, toutefois, décrite simplement, la séquence causant le différé entre les cours mondiaux et les prix à la pompe au Maroc est la suivante :
- Les raffineries, étrangères en l’occurrence, nécessitent un délai entre le moment où elles achètent le pétrole et le moment où elles stockent les produits raffinés (flèches noire et bleue de la Figure 2).
- Les réseaux de transport internationaux nécessitent eux aussi un délai entre la prise en charge des combustibles et la livraison des distributeurs dans les ports marocains (flèche rouge de la Figure 2).
- Les distributeurs marocains nécessitent eux aussi un délai entre le stockage des produits raffinés et la livraison des pompes à essence à un prix donné. Ce délai, est celui de la flèche verte de la Figure 2.
Figure 2 Schéma des étapes encadrant les différentes phases en amont des détaillants de combustibles pétroliers
C’est ainsi que le graphique de gauche de la Figure 3 montre les évolutions :
- de la moyenne des trois prix du pétrole en Dh (carrés rouges se rapportant à l’échelle de gauche), calculée à l’aide des données de la Figure 1,
- du prix moyen constaté chez plusieurs pompistes de Casablanca[11], [12] jusqu’au 18 juillet 2022, les prix ultérieurs ayant été obtenus par d’autres communiqués récents dans la presse marocaine ou bien visuellement constatés (cercles noirs se rapportant à l’échelle de droite).
On remarque bien que la structure des prix à la pompe est globalement la même mais en retard sur les cours du pétrole, notamment durant la phase ascensionnelle des cours mondiaux (décembre 2021 à mai 2022), durant laquelle il y a un parallélisme décalé entre les cours mondiaux (carrés rouges) et les prix à la pompe au Maroc (cercles noirs),
Figure 3 Cours moyen du pétrole en Dh et prix du gasoil avant (gauche) et après décalage (droite)
Dans le graphique de droite de la Figure 3, on peut voir que retarder de 6 semaines en déplaçant vers la droite les cours du pétrole (en rouge) permet de « mettre en phase » la structure globale des deux courbes, quoique la coïncidence soit nettement meilleure avant août 2022.
ÉTABLISSEMENT D’UNE FOURCHETTE DE PRIX « THÉORIQUE » À LA POMPE
Cette « mise en phase » des cours du pétrole et des prix du gasoil étant réalisée, le calcul d’un « prix théorique » à la pompe n’a plus besoin que d’une multiplication par 0,01375 des cours du pétrole en Dirhams « décalés ». Ce multiplicateur est obtenu par le rapport moyen des deux courbes durant la période où la structure des deux courbes du graphique de droite de la Figure 3 coïncident le mieux (de mars 2021 à août 2022).
Ceci étant fait, le « prix théorique » ne saurait être considéré comme parfait et il y a lieu de définir une tolérance à l’écart entre le prix calculé et le prix effectivement constaté à la pompe. Cette tolérance (soit 9.6%) est établie à 2.6 fois la moyenne des écarts relatifs durant la même période où la structure des deux courbes du graphique de droite de la Figure 3coïncident le mieux (de mars 2021 à août 2022). Ce facteur 2.6 provient lui-même de l’hypothèse que la répartition statistique des écarts rend hautement improbable (< 1%) la coïncidence dès lors que l’on dépasse 2.6 fois l’écart type.
Ainsi, la Figure 4 montre comment le prix moyen observé à la pompe l’évolution (courbe noire) évolue par rapport au dit intervalle de tolérance fixé à ±9.6% autour du prix calculé.
Figure 4 Prix calculés affectés d’une tolérance et ceux observés à la pompe (arrêtés au 20 Novembre)
Notons que la Figure 4 montre que les prix observés n’ont commencé à dépasser significativement l’intervalle de tolérance qu’à partir d’Octobre 2022. Ainsi, si l’on considère que les ventes annuelles de gasoil se sont établies autour de 6,202 millions de tonnes annuelles (valeur officielle de 2021), soit une moyenne de 20,5 millions de litres par jour :
- la courbe grasse en noir s’est établie au dessus de la zone de tolérance pendant 214 jours,
- durant ces 214 jours, 4,38 milliards de litres auraient été vendus à des prix « anormaux »,
- le total des excès pratiqués pendant ces 214 jours aurait atteint 4,29 milliards de Dirhams.
CONCLUSION
Quelle que soit l’opinion que l’on puisse avoir de la simplicité du modèle de calcul qui a été utilisé, il n’en reste pas moins qu’il a correctement décrit les prix à la pompe jusqu’à fin septembre 2022 mais que les « règles du jeu » qui prévalaient alors sont devenues caduques par la suite et ce n’est pas un hasard si le Conseil de la Concurrence a décidé de verbaliser les distributeurs qui, au lieu de se livrer à une saine concurrence entre plusieurs opérateurs, dans un cadre juridique de liberté commerciale, auraient préféré augmenter leurs marges avec des ententes illicites sur les prix.
Reste qu’avec une tolérance aussi large que ±9.6%, donc conservatrice, l’estimation des excès a quand même mené à plus de 4 milliards de Dirhams là où les distributeurs de combustibles n’en paieront que 1.8. Finalement, l’amende s’avère sans doute modérée et c’est sans doute est-ce à cause du fait qu’ils y trouvent leur compte que les neuf incriminés et leur organisation professionnelle ont promptement accepté les conclusions de la procédure transactionnelle.
On pourra toujours me reprocher de ne pas avoir explicité mes calculs plus tôt aussi mais l’on comprendra sans doute que, avant la saisine du Conseil de la Concurrence, je n’aurais jamais eu suffisamment de moyens pour me défendre face à une pléthore d’avocats qui se seraient ligués pour m’accuser de tous les maux. En tous cas, tout est bien qui finit bien, le Conseil de la Concurrence a tranché et les ententes illicites condamnées. Bravo ! L’Etat se chargera de redistribuer cette amende au bénéfice de tous les citoyens en l’utilisant dans son budget pour construire des routes, des hôpitaux, des écoles, alimenter la caisse des victimes du séisme ou bien, à la limite, pour faire face à ses frais de fonctionnement. Certes, si l’on avait réagi plus tôt, il en aurait été autrement mais, compte tenu des circonstances, la fin me convient tout à fait, bien que les calculs ci-dessus aient mis en lumière un probable montant « modéré » de l’amende.
Maintenant, il ne reste plus qu’à espérer que les distributeurs de produits pétroliers viennent à suivre les « règles du jeu » qui semblaient prévaloir avant septembre 2022 et que les prix reprennent un comportement « normal », montré à droite de la Figure 4, c’est-à-dire que, tirés par la baisse des cours depuis le 18 septembre 2023, ils descendent entre 10 et 12 Dirhams par litre à la fin décembre 2023.
Par Amin BENNOUNA (sindibad@uca.ac.ma)
Références
[1] A. Bennouna, "Sommes-nous à l’aube d’un palier des prix du gasoil au Maroc pendant le troisième trimestre 2022 ?", Webmagazine EcoActu, 25 Juillet 2022, https://www.ecoactu.ma/sommes-nous-a-laube-dun-palier-des-prix-du-gasoil-au-maroc-pendant-le-troisieme-trimestre-2022/ [2] Amin Bennouna, "Maroc : les prix du gasoil à la pompe ne devraient-ils pas être nettement plus bas depuis Octobre 2022 ?", Webmagazine EcoActu, 22 Novembre 2022, https://www.ecoactu.ma/maroc-prix-gasoil-pompe/ [3] Amin Bennouna, "Maroc : Des estimations montrent que le prix du gasoil devrait se maintenir ou baisser en mars 2023", Webmagazine EcoActu, 06 Mars 2022, https://www.ecoactu.ma/maroc-prix-gasoil-pompe/ [4] Amin Bennouna, "Maroc - Les estimations indiquent que le prix du gasoil ne devrait pas augmenter en mai et juin 2023", Webmagazine EcoActu, 22 Mai 2023, https://ecoactu.ma/estimations-prix-du-gasoil-ne-devrait-pas-augmenter/ [5] Amin Bennouna, "Les estimations indiquent que le gasoil ne devrait pas augmenter significativement en juillet - août 2023", Webmagazine EcoActu, 17 Juillet 2023, https://ecoactu.ma/gasoil-ne-devrait-pas-augmenter-significativement/ [6] Afriquia, Vivo Ener. (Shell), Total, Petrom, Ola (Oil Lybia), Winxo, Petromin, Ziz, SDDC, Inov, Green Oil, Somap [7] Important plus de 90% de ses besoins énergétiques, le Maroc n’a plus aucune d’institution spécialisée pour réguler ou contrôler les prix des combustibles libéralisés par le gouvernement de Abdelilah Benkirane en 2015. Il est difficile de ne pas opposer : l’intelligence avec laquelle on avait alors choisi la date de la libéralisation des prix pour que le consommateur n’en ressente pas l’effet au machiavélisme avec lequel on l’a laissé sans une Autorité qui, à l’instar de l’ANRT, l’aurait protégé des abus ultérieurs. [8] Avis du Conseil de la Concurrence N°A/3/22, https://conseil-concurrence.ma/cc/wp-content/uploads/2022/09/Avis-A.3.22-du-Conseil-de-la-concurrence-version-FR.pdf [9] Base de données "Oil Prices", The Source N°1 for Oil & Energy News, https://oilprice.com/oil-price-charts/#prices [10] Site web de Bank Almaghrib, https://www.bkam.ma/Marches/Principaux-indicateurs/Marche-des-changes/Cours-de-change/Cours-de-reference