Lors du précédent entretien, l’économiste Omar Bakkou nous a présenté un aspect important du diagnostic opéré par la CSMD du modèle économique adopté par le Maroc. Cet aspect concerne la gestion par l’Etat des différents marchés de l’économie, gestion qualifiée de défaillante. Aujourd’hui on traitera avec O. Bakkou du deuxième aspect de ce diagnostic, à savoir celui de l’environnement général des affaires.
-Vous avez indiqué lors de notre précédent entretien que le modèle économique adopté par le Maroc souffre de deux principaux maux. Pourriez-vous nous les rappeler ?
Effectivement , le modèle économique adopté par le Maroc souffre de deux principaux maux.
Le premier réside dans le mode de gestion par l’Etat des marchés .
Quant au second, il se situe au niveau de l’environnement général des affaires.
-Pourriez-vous nous donner un aperçu sur les principaux dysfonctionnements relevés par la CSMD concernant ce dernier facteur bloquant pour notre économie ?
La création de richesses est un processus qui obéit au principe de l’agriculture.
Cette analogie se fonde sur l’idée que ce processus dépend de deux facteurs clés.
Ces facteurs sont la qualité de l’entrepreneur(l’agriculteur) et la qualité de l’environnement général des affaires (la fertilité de la terre).
La qualité de l’entrepreneur dépend de la qualité des formations qualifiantes existantes à ce titre : formation académique (les écoles de commerce) et celle pratique (importance des expériences cumulées sur le terrain).
S’agissant de l’environnement général des affaires, il dépend de plusieurs facteurs qui agissent sur le coût de production et par conséquent sur le rendement des investissements.
-Vous insinuez ci-dessus en mots prudents que l’Etat ne fait pas assez pour former des entrepreneurs de qualité. Pourtant il y a eu durant les vingt dernières années un développement assez remarquable des écoles de commerce publiques !
Oui il y a eu effectivement un effort assez important durant les vingt dernières années.
En effet, le Maroc comptait trois écoles de commerce publiques au début des années 2000, alors qu’aujourd’hui nous en sommes à environ une quinzaine.
Mais ces écoles forment des cadres administratifs et financiers, plutôt que des entrepreneurs.
Et pour preuve de cela, seul un infime pourcentage de lauréats de ces écoles deviennent des entrepreneurs.
En effet, selon certaines estimations seul 1% de ces lauréats deviennent des entrepreneurs , contre 10% dans d’autres pays.
-Et à votre avis, quelle est la cause de cette « déperdition » ?
Je ne suis pas un spécialiste de la pédagogie, mais je pense que cette problématique est due , du moins en partie, à l’approche pédagogique adoptée par ces écoles.
En effet, plusieurs matières relevant de l’entreprenariat sont enseignées par des professeurs qui ne connaissent pas le monde de l’entreprise.
Or, comme l’avait dit un grand manager français, Xavier Fontanet, l’entreprenariat est la seule matière qui ne peut pas être enseigné par des professeurs.
Cette matière doit être enseignée plutôt par des personnes ayant un parcours entrepreneurial assez significatif .
Quant au professeur, son rôle pourrait se limiter à celui d’accompagnateur de l’entrepreneur dans sa mission de transmission du savoir entrepreneurial.
-Vous avez noté ci-dessus que le rapport de la CSMD a relevé que la qualité de l’environnement général des affaires constitue un facteur bloquant pour la croissance économique. Pourriez-vous nous en parler davantage ?
La qualité de l’environnement des affaires dépend de plusieurs facteurs.
Ces facteurs peuvent être scindés en deux catégories.
La première catégorie regroupe ceux qui exercent un impact sur les coûts directs de l’investissement.
Ces coûts comprennent ceux relatifs au financement, à l’énergie, au foncier, à la main d’œuvre qualifiée, etc. .
Quant à la seconde catégorie, elle regroupe les facteurs qui exercent un impact sur les coûts indirects de l’investissement.
Ces coûts englobent la qualité de la règlementation des affaires, la simplicité des démarches administratives, etc.
Le rapport de la CSMD a effectivement mis l’accent sur ces éléments en dressant bon nombre de constats à ce titre.
Ces constats portent sur la faible qualité de la règlementation des affaires, l’incohérence du cadre légal et réglementaire, la complexité et lourdeur des procédures administratives, etc.
–Les facteurs nuisibles pour la compétitivité de l’entreprise marocaine que vous avez mentionné sont connus aujourd’hui par le monde, sauf celui de « l’incohérence des textes règlementaires » qui demeure un peu méconnu à mon sens. Pourriez-vous nous donner plus de clarifications à ce sujet ?
Le rapport de la CSMD n’a pas dressé une liste des dispositions considérées comme incohérentes.
Mais à mon avis il doit y en avoir plusieurs.
Je dis cela en me fondant sur mes analyses d’une composante de la règlementation économique, à savoir la règlementation des changes.
En effet, l’analyse des dispositions prévues par la règlementation des changes permet de relever que ladite réglementation encourage la production à l’étranger plutôt qu’au Maroc.
A titre d’exemple , les entreprises marocaines ont aujourd’hui le droit de convertir en devise légalement jusqu’à 200 millions de dirhams par an pour réaliser des investissements à l’étranger , alors que ces entreprises ne peuvent pas opérer cette conversion , lorsqu’elles souhaitent réaliser par exemple des dépenses au titre d’opérations de voyages professionnels portant sur des montants supérieurs à 500.000 dirhams par an ou d’opérations de paiements par anticipation d’importations de marchandises dépassant 200.000 dirhams, etc.
Un autre exemple plus illustratif de cette incohérence de la règlementation des changes concerne les dispositions applicables aux entreprises qui réalisent des opérations d’exportation .
En effet, ces dernières sont libres de ne pas rapatrier les recettes en devises issues de leurs exportations (elles peuvent accorder des crédits à leurs clients étrangers et elles peuvent ouvrir des comptes en devises), alors que les mêmes entreprises sont obligées de rapatrier lesdites recettes en devises en vertu d’une autre disposition.
-Vous avez soulevé ici des incohérences au sein d’une même réglementation. Cela suppose qu’il doit y en avoir d’autres entre les différentes réglementations !
Oui effectivement, et d’ailleurs le rapport de la CSMD a également mis l’accent sur ce sujet .
Ce rapport a en effet fait le constat de l’existence de multiples discordances en matière de régulation publique.
Ces discordances sont dues selon ledit rapport à un problème de coordination entre des institutions et agences aux prérogatives proches.
-Pourriez – vous nous donner des exemples concrets de cet état de fait ?
Là encore le rapport de la CSMD n’a pas dressé une liste de ces discordances. Mais je pense qu’il doit y en avoir plusieurs.
Je dis cela en me référant à l’analyse du dispositif étatique de régulation des flux de la balance des paiements que j’avais effectuée dans le cadre de mon dernier ouvrage sur la convertibilité du dirham.
En effet, cette analyse a permis de relever plusieurs « doubles emplois », c’est-à-dire d’opérations économiques avec l’étranger qui font l’objet d’un double contrôle par l’Etat pour le même objectif.
Ces opérations concernent à titre d’exemple celles relatives aux importations de services qui sont régies à la fois par la législation fiscale et la règlementation des changes.
Cette situation a pour conséquence que les valeurs déclarées par les entreprises importatrices de services peuvent faire l’objet d’un contrôle de leur effectivité en vertu des dispositions de la règlementation des changes et également de la règlementation fiscale.
En effet, la valeur des services importés peut être réévaluée par l’administration fiscale en la ramenant à la baisse sur la base de l’argument que la valeur déclarée est supérieure à la valeur effective ; l’entreprise concernée est considérée comme ayant procédé à une optimisation fiscale.
Cette valeur peut faire l’objet également d’une réévaluation par l’administration en charge de l’application du contrôle des changes en la ramenant à la baisse ; l’entreprise est ainsi considérée comme ayant procédé, soit à une optimisation fiscale pure lorsqu’il s’agit d’entreprises d’origine étrangère, soit à une optimisation fiscale dans l’objectif de constitution d’avoirs à l’étranger lorsqu’il s’agit d’entreprises d’origine marocaine.
-Et à votre avis, quelles sont les raisons de ce déficit en matière de règlementation des affaires au Maroc ?
Un défaut de qualité d’un produit doit être impérativement lié au défaut de la machine qui le produit.
Or, la machine ou plutôt les machines qui produisent les textes réglementaires sont l’administration publique et le parlement.
Par conséquent, ce déficit qualitatif de la règlementation économique doit être liée à la qualité du rendement de l’administration publique et du parlement.
-Faible qualité du rendement de l’administration publique doit avoir certainement des explications, quelles sont alors les causes fondamentales de cela ?
Le rapport sur le Nouveau Modèle de Développement explique cette sous performance par la faible qualité des ressources humaines.
Cette faiblesse demeure liée selon ledit rapport à un mode management du secteur public dominé par une culture de conformité défavorable à l’esprit d’initiative et à la production spontanée d’idées et de projets.
-Quid du parlement ?
Ayant pour vocation première l’élaboration des lois, le Parlement manque selon les termes du rapport de la CSMD des moyens financiers et des compétences techniques nécessaires pour jouer son rôle législatif.